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DE LA SITUATION DU THÉÂTRE EN FRANCE.

monde, je ne puis admettre qu’au milieu de la société où nous vivons une jeune fille dans la situation d’Angèle soit autre chose qu’une infiniment rare exception. D’ailleurs je ne suis pas assez peu sensible aux délicatesses de l’art et au mérite littéraire pour ne pas rendre pleine justice à tout ce qu’il a fallu de souplesse d’esprit et de ressources pour rendre acceptables au théâtre des données aussi scabreuses et heureusement aussi en dehors de la vérité commune que celles d’Antony, d’Angèle, de Teresa et de la Tour de Nesle. Il est bon, sans doute, comme gymnastique dramatique, que quelques-unes de ces pièces aient été faites ; cependant, comme système définitif, il serait profondément regrettable (et le public paraît commencer à être de cet avis) que des écrivains d’une aussi grande puissance scénique, et qui ont devant eux encore tant d’avenir, n’appliquassent pas leurs larges facultés à un genre d’observation plus élevé, plus général, et, si on l’ose dire, plus humain.

Je comprends et j’admire l’idée dans laquelle a été conçue Marion de Lorme. Montrer que l’amour est un sentiment d’une essence si vivifiante et si sublime, qu’il suffit pour purifier et réhabiliter même une courtisane, c’est là une magnifique et touchante hyperbole. Toutefois c’est encore là un cas bien particulier, bien étranger, même à la vie passionnée ; c’est une situation tout exceptionnelle et mystérieuse, à laquelle on ne peut croire et compatir que sur la foi de l’imagination ou le témoignage du poète. Au reste, le seul reproche que je fasse à Marion de Lorme, c’est d’avoir été pour M. Victor Hugo le point de départ et le germe d’une théorie qu’il a portée aux dernières limites dans le Roi s’amuse, dans Lucrèce Borgia, dans Ruy-Blas, mais dont il est heureusement sorti dans les Burgraves ; je veux dire l’accouplement dans un même personnage de deux élémens contraires, dont l’un est destiné à illuminer l’autre, et qui souvent tous deux s’entr’obscurcissent. Ainsi M. Hugo voulant, dans le Roi s’amuse, atteindre à la plus haute expression possible de la paternité (comme, dans Marion de Lorme, il avait cherché la plus sublime expression de l’amour), prend dans la lie de la société la créature la plus difforme, la plus dégradée, la plus vile ; puis il lui jette une ame, lui donne un cœur de père, et, par le développement le plus vrai, le plus entraînant, le plus poétique du sentiment paternel, s’efforce de faire que l’être petit devienne grand, que l’être hideux devienne beau, que Triboulet enfin devienne sublime. M. Hugo a-t-il opéré ce prodige ? Plusieurs le nient ; moi, je l’accorde au moins en partie. Oui, rien n’est plus éloquent, plus passionné, plus touchant que Triboulet devant sa fille, belle et chaste enfant d’abord, puis perdue, puis morte. L’effet, pourtant,