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SPINOZA.

plein d’affabilité, la conversation de son hôte et de son hôtesse, c’étaient là tous ses plaisirs. Il passa une fois jusqu’à trois mois sans sortir de sa maison. Quand il était fatigué du travail, son divertissement consistait, dit l’honnête et exact Colerus, « à fumer une pipe de tabac, ou bien, lorsqu’il voulait se relâcher l’esprit un peu plus long-temps, il cherchait des araignées qu’il faisait battre ensemble ou des mouches qu’il jetait dans la toile d’araignée, et regardait ensuite cette bataille avec tant de plaisir, qu’il éclatait quelquefois de rire. » L’histoire ne doit rien négliger de ce qui peut jeter du jour sur cette ame solitaire. Nous avons les comptes qu’il tenait de ses dépenses avec une exactitude scrupuleuse ; une pinte de vin lui durait un mois ; du lait, du gruau faisait le fond de sa nourriture ; cela lui coûtait quatre sous, quatre sous et demi, selon les jours. Ce n’est pas qu’il fût ennemi par principes des plaisirs et de la bonne chère ; mais ses goûts et son tempérament ne lui faisaient pas d’autres besoins. « Il est d’un homme sage, dit-il dans son Éthique, d’user des choses de la vie, et d’en jouir autant que possible, de se réparer par une nourriture modérée et agréable, de charmer ses sens du parfum et de l’éclat verdoyant des plantes, d’orner même ses vêtemens, de jouir de la musique, des jeux, des spectacles, et de tous les divertissemens que chacun peut se donner sans dommage pour personne. » Jamais cet ennemi de Dieu, comme on l’a si souvent appelé, ne prononça le nom de Dieu qu’avec respect. Son hôtesse lui demanda un jour s’il pensait qu’elle pût être sauvée dans sa religion : « Votre religion est bonne, lui répondit-il, vous n’en devez pas chercher d’autre ni douter que vous n’y fassiez votre salut, pourvu qu’en vous attachant à la piété, vous meniez en même temps une vie paisible et tranquille. »

Le désintéressement de Spinoza fut sans bornes. Il abandonna à ses sœurs l’héritage de son père. Simon de Vries veut le prendre pour héritier au préjudice de son propre frère, il n’accepte qu’une pension ; le frère de Simon veut donner 500 florins, Spinoza n’en reçoit que 300, qui suffisent à sa subsistance. Il devait, en outre, à la glorieuse amitié de M. de Witt, une pension de 200 florins. Le prince de Condé l’appela à Utrecht, mais Spinoza n’y trouva plus, en se rendant aux ordres du prince, que M. de Luxembourg et les officiers de l’armée, et, quelque faveur qu’on lui promît, il se hâta de retourner dans sa solitude. Il mettait au-dessus de tout le bonheur de philosopher en liberté. Le célèbre Fabricius lui ayant offert, au nom de son souverain, la chaire de philosophie de Heidelberg, Spinoza ne fut