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L’ÎLE DE TINE.

lui répondis. Chaque fois que cette jeune fille me parlait, j’écoutais le son de sa voix sans me rendre compte du sens de ses paroles, tout en contemplant ses grands cils noirs, ses sourcils droits et ses longues tresses brunes. On servit le dîner. Mon compagnon et moi fûmes placés au haut bout de la table. Au temps d’Homère, c’était la place d’honneur. Auprès de nous étaient d’un côté la maîtresse de la maison, et de l’autre sa fille. Elles semblaient nous dire, en se plaçant ainsi, qu’elles ne voulaient confier à personne le soin de nous servir. Je ne sais ce que notre code de civilité peut opposer à cet usage, mais il me semble à moi bien autrement hospitalier que le nôtre. Avant le repas, le prêtre prononça à haute voix une courte prière, à laquelle tous les assistans répondirent, et que nous écoutâmes inclinés.

Le dîner était, dans sa profusion, d’une simplicité primitive ; on en avait banni toutes les futilités dont nous embarrassons nos tables. En guise de fleurs et de surtout, un mouton à la palikare, c’est-à-dire un mouton bourré d’herbes aromatiques, rôti tout entier, et servi avec sa tête, sa queue et ses quatre jambes, gisait au milieu de la table, flanqué de pyramides de volailles. Deux montagnes de riz complétaient ce menu digne d’Ajax, fils de Télamon. La conversation fut naturellement animée et toujours intéressante. Nous avions à faire mille questions, et obligés les uns et les autres de traduire nos pensées dans une langue qui n’était pas la nôtre, nous surveillions chacune de nos paroles. Avant d’être exprimées, nos idées avaient subi, dans le travail même de la traduction, une sorte de triage, et nous n’avions garde d’énoncer tous ces riens qui viennent à l’esprit et qu’engendre, dans les conversations ordinaires, une trop grande facilité de langage. Le malvoisie de M. Spadaro était excellent. Des toasts furent portés et rendus ; nous trinquâmes comme au bon vieux temps, et bientôt régna dans la salle une de ces naïves gaietés comme les aimaient nos pères. Il y avait dans cet intérieur quelque chose de patriarcal, et à la simplicité antique de ces bonnes gens s’alliait je ne sais quelle douceur chrétienne.

Après le repas Maria, nous conduisit à une vieille aiguière de bronze, et nous présenta pour essuyer nos mains une serviette du lin le plus blanc. Nous étions en pleine Odyssée ; puis, comme la veille, les deux sœurs allèrent cueillir deux gros bouquets de roses et d’œillets rouges, qu’elles nous offrirent. Ce n’était pas leur beauté, quelque parfaite qu’elle fût, qui rendait si charmantes ces jeunes filles ; c’était l’absence de toute coquetterie : elles semblaient ignorer