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formaient un étrange contraste avec la simplicité du monument : « Luther a démoli le toit de la moderne Babylone ; Calvin en a renversé les murailles ; l’homme qui sommeille ici en a détruit jusqu’aux fondemens les plus reculés. »

Ces soins pieux accomplis, le castellan se mit à la tête du petit nombre de vassaux qu’il était obligé de mener contre le Turc ou le Russe, et alla se faire tuer en quelque rencontre obscure, dans les steppes de l’Ukraine ou de la Wolhynie. Celui qu’il avait recueilli ne dormit pas long-temps dans la tombe où il s’était couché comme dans un dernier asile ; les ressentimens de toute une population brisèrent l’humble pierre qui supportait sa hautaine épitaphe ; d’implacables haines de religion s’assouvirent sur ses cendres, qu’elles jetèrent à tous les vents. C’étaient les cendres du lutteur le plus intrépide qui eût pris part aux bruyantes polémiques du xvie siècle, les cendres de Faustus Socin, le second chef, mais, à vrai dire, le fondateur réel de cette fameuse secte des sociniens, à laquelle son oncle Lélio n’avait guère donné que le nom.

Faustus était mort à une époque très critique pour sa secte, dont les gouvernemens de l’Europe méditaient déjà la ruine, et pour sa mémoire, qui, à l’avénement de Descartes, devait de toute nécessité décroître et s’obscurcir. Sans doute, tout en préparant les voies à cet avénement par le seul effet de l’idée capitale, l’œuvre des Socin se distingue des doctrines purement cartésiennes aussi nettement que l’œuvre de Luther ou de Calvin ; mais Lélio et Faustus ont été les précurseurs immédiats de Descartes : on concevra sans peine que, dans un tel voisinage, ils n’aient point conservé une aussi puissante originalité que le législateur de Genève ou l’ecclésiaste de Wittenberg. Il y a lieu de s’étonner cependant que, dans ce siècle où la critique philosophique, devenue enfin impartiale, a opéré de si éclatantes réhabilitations, personne n’ait essayé de rendre à leurs figures les traits caractéristiques sous lesquels elles apparaissent à qui approfondit les discussions de leur temps. N’est-ce point une chose étrange que le nom des fugitifs de Vicence, si glorieux encore à l’époque où la plume de Bayle passa aux mains de Voltaire, ne se lise plus qu’à demi sur la bannière qu’ils ont arborée dans les querelles du xvie siècle ? C’est à cette bannière pourtant que se sont ralliés les plus fermes et les plus fiers champions de la réforme, poussée à ses conséquences extrêmes, depuis le publiciste Grotius jusqu’à ces fougueux et persévérans esprits qui, à cette heure encore, entreprennent de rajeunir le dogme protestant ?

Il faudrait remonter jusqu’à l’extermination des donatistes par les Grecs du bas-empire pour rencontrer une secte aussi violemment et aussi opiniâtrément persécutée que cette secte socinienne qui, sous diverses dénominations, s’est constamment maintenue, à travers les avanies et les vicissitudes, en Allemagne, en Angleterre, en Hollande, et de nos jours se relève, sous le nom d’unitaires, à Paris, à Strasbourg, à Genève, à Lausanne, dans les plus grandes villes de l’Europe et des États-Unis. Ce n’est point assez que les gouvernemens se soient attachés à la proscrire ; à l’exception d’un très petit nombre, les philosophes et les publicistes qui ont propagé ses principes se sont empressés de la renier et de la flétrir. On aurait peine à compter les vo-