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LES SOCIN ET LE SOCINIANISME.

tère de Grosbois, auquel il avait légué son cœur et ses manuscrits. À cette date (1735), la philosophie cartésienne avait déjà pris possession de l’Europe ; Ragotzki était sans aucun doute le seul qui fît encore profession publique des idées de Faustus. En lui s’éteignait une de ces fortes races slaves chez lesquelles, de génération en génération, se transmettaient les croyances, ni plus ni moins que l’honneur de la famille ou le sentiment de la nationalité.

Bien long-temps avant la ruine de Ragotzki, les libres raisonneurs du xviie siècle avaient ouvert une grande école critique, l’école hollando-française, qui jeta un si vif éclat par les Leclerc, les Courcelles, les Richard Simon. Bayle lui-même, en dépit de ses contradictions et de ses caprices, se rattache étroitement à cette école puissante, qui, pour sa prodigieuse érudition, mériterait assurément qu’on cherchât à la préserver de l’oubli dont elle est menacée depuis le dernier siècle, et qui, de nos jours déjà, commence à l’envelopper. C’est la seule qui ait publiquement adopté en France les principes de l’unitarisme. Pour accroître les embarras des solitaires de Port-Royal, Jurieu prétendit que le socinianisme était également professé dans cette thébaïde que s’étaient bâtie, parmi les bruits et les gloires de leur temps, les plus profonds penseurs, les plus savans jurisconsultes, les plus sévères moralistes, et, pour tout dire, les esprits les plus fortement doués et les mieux inspirés peut-être qui aient honoré le splendide règne de Louis XIV. Jurieu voulait à toute force que M. Arnauld portât la responsabilité des variations d’un homme aujourd’hui oublié, Jacques Picaut, d’Orléans, qui, après avoir déserté Port-Royal pour l’Oratoire, et l’Oratoire pour les universités de Hollande, écrivit un livre en faveur du socinianisme et se perdit dans la foule des disciples d’Arminius. M. Arnauld fit justice des insinuations de Jurieu, et celui-ci ne fut point tenté de revenir à la charge. Par le beau livre de M. Sainte-Beuve, tout le monde sait aujourd’hui que la doctrine des Socin, qui faisaient si bon marché du dogme, forme le contre-pied du jansénisme, qui, pour le conserver, n’imagina rien de mieux que de l’exagérer. Le jansénisme n’est point un fait particulier aux temps modernes : la réaction religieuse qui, au xviie siècle, porte le nom du fameux évêque d’Ypres, s’est produite partout où se sont discréditées les croyances dogmatiques, partout où les hautes et droites intelligences se sont alarmées des conséquences de cet affaiblissement. Mais au xviie siècle, la réaction entreprise par les Arnauld et les Nicole devait nécessairement échouer. Montaigne avait écrit l’Apologie de Raymond de Sebonde ; Descartes venait de formuler sa toute-puissante méthode ; l’ame de Pascal, emplie de terreurs et d’incertitudes, s’indignait hautement de se sentir à la fois si noble et si faible ; Pierre Bayle, abjurant tour à tour le protestantisme et le catholicisme, selon que l’exigeaient les premières vicissitudes de sa vie, si précaire d’ailleurs par la suite, aiguisait la plume de laquelle est sorti le fameux Dictionnaire historique. Encore quelques années, et le scepticisme allait bruyamment inaugurer son ère. Posant la question dans ses termes les plus hardis, le xviiie siècle donna au débat une direction toute