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LE MOIS DE MAI À LONDRES.

joue plus que des traductions ou des imitations de pièces françaises, dont on se contente de défigurer les titres et de changer quelques scènes. Ainsi la Part du Diable, de MM. Scribe et Auber, qui se joue tous les soirs depuis deux mois, s’appelle à Londres le Petit Diable, Little Devil. Triste et dérisoire satisfaction donnée à l’amour-propre national ! La bonne compagnie ne va qu’à deux théâtres, à l’Opéra d’abord, où la troupe italienne joue le même répertoire qu’à Paris et où Mlles Elssler et Cerito dansent des ballet plus ou bien moins arrangés avec des fragmens épars pris dans les nôtres, et, ensuite, au théâtre français, où Mlles Déjazet et Levassor ont transporté avec un véritable succès les nouveautés les plus hasardées du Palais-Royal et des Variétés. La réaction tentée par Bulwer et Macready en faveur du drame national n’a pas réussi. On a joué récemment une tragédie nouvelle, Athelwold, qui n’a eu qu’un médiocre succès. De loin en loin, on donne encore quelque représentation des drames de Bulwer, mais sans beaucoup de retentissement. Le public en est resté à son ancien goût pour les pièces à machines, et c’est une féerie absurde intitulée Fortunio qui a seule le privilége d’attirer la foule au théâtre de Drury-Lane.

Grace à Macready, on peut encore jouer quelquefois Shakspeare. S’il est vrai, comme on le dit, que ce dernier champion de l’ancien théâtre songe à se retirer, Shakspeare lui-même est menacé de disparaître de la scène anglaise. Je suis heureux d’avoir pu assister à quelques-unes de ses pièces avant que la catastrophe, qui est à peu près inévitable, se réalise. Pour se justifier de leur indifférence à l’égard de leur grand poète, les Anglais disent qu’il est détestablement joué. Je ne saurais en juger, faute de moyens de comparaison ; mais il me semble que Macbeth, le Conte d’hiver et Comme il vous plaira, les seules pièces de Shakspeare que j’aie pu voir, ne sont pas trop mal exécutées. Elles le sont probablement beaucoup mieux aujourd’hui qu’elles ne l’ont été du temps de Shakspeare lui-même. À tout instant, on devine, dans la mise en scène et dans le jeu des acteurs, la tradition de Garrick et de son école, c’est-à-dire de cette époque de renaissance où le vieux poète oublié fut mieux compris et mieux apprécié qu’il ne l’avait été par ses contemporains. Mais que voulez-vous ? Il y a juste cent ans de cela, et cent ans c’est bien long, même pour une impulsion littéraire aussi forte que celle qui fut donnée alors au génie national. Shakspeare lui-même n’a pas moins de deux siècles et demi ; il est antérieur de près d’un siècle à nos grands tragiques français, et qui sait ce que sera