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LE MOIS DE MAI À LONDRES.

force quand elle se manifeste par des personnages vivans, et vous transporte plus facilement à leur suite, dans ce monde fabuleux et impossible qu’elle aime à parcourir. Quand je vois la gracieuse Perdita penchée sur le sein de son bien-aimé, quand je l’entends prononcer ces vers délicieux si empreints du parfum des fleurs sauvages, j’admets bien plus volontiers que la Bohême est une île, et je donne au diable de grand cœur la géographie qui viendrait me gâter ce rêve d’amour. Quand Hermione est là devant moi, debout et immobile comme le marbre, quand j’assiste aux angoisses du roi son époux, qui se demande si c’est bien une statue, j’oublie tout ce qu’une telle situation a de forcé pour ne sentir que ce qu’elle a de poétique, et dès que la statue descend la première marche de son piédestal, le cri de bonheur de Léontès me pénètre tout entier. Enfin, quand j’écoute les piquantes folies que l’amour inspire à Rosalinde, je ne m’étonne plus qu’Orlando s’égare dans la forêt des Ardennes à la suite de sa maîtresse, déguisée en chasseur, et je suis tout prêt à faire comme lui, même au risque d’y rencontrer la lionne, qui ne s’y trouve pourtant pas habituellement.

Il est doublement malheureux que ces ravissantes inventions de l’esprit le plus aimable vieillissent pour les Anglais, quand rien ne se présente pour les remplacer. On pourrait presque prévoir dès aujourd’hui le moment où il n’y aura plus de théâtre en Angleterre. Le théâtre n’est pas un plaisir anglais. Il suppose une population généralement impressionnable, inactive, et sensible aux jouissances de l’imagination. Ces qualités ne sont que des exceptions dans ce pays. Où le positif tient une si grande place, il en reste peu pour l’idéal. La musique essaie de suppléer à cette décadence de l’art dramatique. Les concerts qui se donnent en général dans la journée, sont assez suivis. Suivant l’usage, les exécutans qui sont venus à Paris cet hiver sont maintenant à Londres ; ce sont toujours les mêmes noms, qui font le tour de l’Europe. Il y a aussi des concerts historiques et spéciaux, les uns composés de chants écossais, les autres de mélodies irlandaises. Au fond, les Anglais n’aiment pas beaucoup plus la musique que le théâtre. Ils vont au concert parce que c’est la mode, mais sans y trouver un grand plaisir.

La littérature est comme le théâtre ; elle dort. Il n’a paru pendant cette saison que deux nouveautés qui aient fait quelque bruit. L’une est le journal de lady Sale, la fameuse prisonnière de l’Afghanistan ; l’autre est un livre de cet original de Carlyle, intitulé : Passé et Présent. L’ouvrage de lady Sale, si curieusement attendu, est loin