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SUR LA SITUATION EN LITTÉRATURE.

mens successifs et contraires, que tant d’efforts, tant d’essais distingués, tant d’idées enfin ont été dépensées depuis plus de cinquante ans, et que, sans remonter plus haut, les hommes consciencieux et laborieux ont semé une foule de germes aux saisons dernières de la restauration, en ces années de combat et de culture.

Vous tombiez satisfaits dans une autre espérance,

s’écriait Marie-Joseph Chénier vers 1800. Mais ces générations dont nous parlons ici, et desquelles nous nous glorifions d’être, ne sont pas tombées ; elles vivent encore, elles n’ont pas tout-à-fait abdiqué et peuvent dire un dernier mot. Puis ce pays-ici, ne l’oublions pas, est très élastique ; l’opinion, sous sa mobilité, a peut-être ses lois, elle a certainement ses ressorts imprévus. Aujourd’hui ressemble si peu à avant-hier, que demain ne ressemblera peut-être pas à aujourd’hui. Sans donc la faire pire qu’elle n’est, continuons de presser la situation, d’en rechercher les causes, d’en noter du moins à vue de pays quelques circonstances.

Une des premières sources du mal, nous l’avons plus d’une fois signalé, ç’a été, à un certain moment, la retraite brusque et en masse de toute la portion la plus distinguée et la plus solide des générations déjà mûries, des chefs de l’école critique, qui ont déserté la littérature pour la politique pratique et les affaires. Les services que ces hommes éclairés ont rendus en politique peuvent être reconnus, mais sont incontestablement moindres que ceux qu’ils auraient rendus à la société en restant maîtres du poste des idées et en y ralliant par la presse ceux qui survenaient à l’aventure. Leur absence dans la critique littéraire n’a pas peu contribué à rompre toute tradition, à laisser le champ libre à l’industrialisme et à tous les genres de cupidités et de prétentions. Leur retraite, pour tout dire, a fait trouée au centre.

Livrés à eux-mêmes, sans surveillance immédiate exercée par des pairs en intelligence, les hommes d’imagination, sentant de plus le cadre qui les contenait brisé à l’entour, ont exagéré leurs défauts, ont pris leurs licences et leurs aises. Rien de plus difficile, de plus impossible, on le croira, que de régler les hommes d’imagination, de les discipliner et de les classer, de les diriger aux œuvres qui les appellent et qui leur siéraient ; mais il faut convenir, à leur décharge, que jamais, à aucun moment, on ne s’est moins occupé de ce soin qu’aujourd’hui. L’époque est bien riche en talent, en esprit, en monnaie d’œuvres ; quelques connaisseurs des mieux informés pensent même