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JOSEPH DE MAISTRE.

lui sa famille, de sorte que sa vie d’homme d’étude et de savant n’était guère interrompue. Ses fonctions diplomatiques d’ailleurs ne lui prenaient que peu de temps ; il représentait son souverain, alors si appauvri, honorifiquement et, autant dire, gratuitement. Je ne veux citer qu’un trait de sa loyauté désintéressée à l’usage des monarchies, même des monarchies représentatives. Un jour, à titre d’indemnité pour des vaisseaux sardes capturés, on vint lui compter cent mille livres de la part de l’empereur ; il les envoya à son roi. — « Qu’en avez-vous fait ? lui demanda quelque temps après le général chargé de les lui remettre. — Je les ai envoyées à mon souverain. — Bah ! ce n’était pas pour les envoyer qu’on vous les avait données. » — Quant à lui, il lui suffisait d’avoir un peu de représentation pour l’honneur de son maître : souvent il dînait seul, avec du pain sec. C’est ainsi que savent vivre ceux qui croient.

Comme diplomate pratique, il n’est pas difficile de se figurer son caractère : « Le comte de Maistre est le seul homme qui dise tout haut ce qu’il pense, et sans qu’il y ait jamais imprudence, ainsi s’exprimait un collègue qui avait traité avec lui. — Il ne s’inquiétait pas de cacher son ame, mais de l’avoir nette : « Je n’ai que mon mouchoir dans ma poche, disait-il ; si on vient à me le toucher, peu m’importe ! Ah ! si j’avais un pistolet, ce serait autre chose, je pourrais craindre l’accident. » Mais c’est à l’écrivain qu’il nous faut revenir et nous attacher.

L’écrivain pourtant ne serait pas assez expliqué dans toutes les circonstances, si nous ne nous occupions encore de l’homme. La plupart des écrits de M. de Maistre, en effet, ont été composés dans la solitude, sans public, comme par un penseur ardent, animé, qui cause avec lui-même. Dans son long séjour en Russie, ce noble esprit, si vif, si continuellement aiguisé par le travail et l’étude, n’a presque jamais été averti, n’a presque jamais rencontré personne en conversation qui lui dît holà ! Qu’y a-t-il d’étonnant qu’il se soit mainte fois échappé à trop dire, à trop pousser ses ultrà-vérités ? On m’a lu, il y a quelques années, une belle lettre de lui, qu’il écrivit à une dame de Vienne en réponse à des représentations et à des conseils qu’elle lui avait adressés sur certains défauts de son caractère ; la manière dont il s’exécutait et s’excusait m’a paru à la fois aimable et ferme, d’une vérité tout-à-fait charmante. Je regrette de n’avoir pas été mis à même de publier cette page qui m’avait été si précieuse à entendre ; mais voici ce que j’ai pu recueillir auprès de quelques personnes bien compétentes qui, à cette seconde époque de sa vie,