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merveilleuses, mais non plus fécond ni frappant en plein dans le but. À Pétersbourg, il est seul ou n’a affaire qu’à des esprits absolus. La solitude entête ; l’aurore boréale illumine ; il écrit n’étant qu’à un pôle. Or, en toute vérité, il faut, pour l’embrasser, tenir à la fois les deux pôles et l’entre-deux. Dans ce palais des glaces qu’il habite, les objets se réfléchissent aisément sous des angles qui prêtent à l’illusion. Ce qui est certain, c’est qu’il ne voit plus la France que de loin, par les grands évènemens extérieurs ; ce qui s’y engendre et s’y prépare de nouveau, ce qui demain y doit vivre et n’a pas de nom encore, il ne le sait pas.

Rien d’étonnant donc, rien d’injurieux à M. de Maistre, que de reconnaître qu’il lui est arrivé, à cet esprit si élevé et si avide des hautes vérités, la même chose qu’on a précisément remarquée de certains empereurs et conquérans : il a eu ses deux phases. Dans la première, s’il ne marche pas avec, il marche droit du moins sur son temps ; il le contredit, il le croise, en le devançant, en l’expliquant. Dans la seconde, il veut pousser son œuvre individuelle, qu’il croit universelle, son pur paradoxe absolu ; il veut faire rétrograder ou dévier son temps, il le violente ; ce ne sont plus que des éclats.

En mai 1809, il achevait d’écrire son petit traité sur le Principe générateur des Constitutions politiques. C’est le premier ouvrage de lui qui s’échappa de son portefeuille après son long silence ; il le publia à Saint-Pétersbourg dans les premiers mois de 1814[1]. Un exemplaire en vint en France aux mains de M. de Bonald, un peu après la Charte ; furieux contre la concession royale, le théoricien de la Législation primitive n’eut rien de plus pressé que de faire réimprimer le Principe générateur par manière de contre-partie et de réfutation ad hoc. Louis XVIII, l’auguste auteur, piqué dans sa plus belle page, en voulut à M. de Maistre, auquel autrefois il avait écrit une lettre de complimens à l’époque des Considérations. M. de Maistre, apprenant cet imbroglio, s’empressa d’écrire à M. de Blacas pour se justifier de tout dessein de réfutation ; il invoqua les deux grandes preuves, l’alibi et l’art de vérifier les dates : il était à Saint-Pétersbourg, il y écrivait l’ouvrage en 1809, il l’y publiait au commencement de 1814, avant que Louis XVIII fût rentré en France.

  1. M. de Saint-Victor (préface des Soirées) dit que le Principe générateur fut publié à Saint-Pétersbourg dès 1810, l’exact Quérard le porte à cette année également ; mais je crois que c’est une méprise qui provient de la date mise à l’ouvrage (mai 1809). L’auteur dit positivement dans la préface qu’il garde son opuscule en portefeuille depuis cinq ans.