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JOSEPH DE MAISTRE.

égard, et depuis ce moment le procès du chancelier commença. Il l’avait pincé déjà en plus d’un passage des Soirées ; mais ce n’était pas incidemment qu’il pouvait avoir raison d’un tel accusé ; passe pour Locke, simple bourgeois en philosophie, dont il avait fait justice en un entretien[1].

M. de Maistre a comme un sens particulier, excellent, pour pénétrer les ennemis cauteleux du christianisme (Hume, Gibbon), pour les démasquer dans leurs circuits et leurs ruses. Il crut voir en Bacon un tel adversaire tout fourré d’hermine, et dès-lors il se fit devoir et plaisir de le montrer nu. On a beaucoup dit que c’était une maladresse de diminuer le nombre des grands partisans prétendus du christianisme et d’en retrancher Bacon, que c’était tirer sur ses troupes. Pure sensiblerie, selon de Maistre, et, pour parler à sa manière, franche simplicité, si ce n’est duplicité. C’est, en effet, traiter le christianisme comme un docteur son malade qui a besoin de ménagemens et d’être dorloté. Cet ordre de considérations anodines ne fait rien à l’affaire, à la vérité, qui est de savoir si Bacon a inventé ou non une méthode, et dans quelle vue il la voulait, et où cela menait. Dès qu’une fois de Maistre interroge, il est évident qu’il se ressouvient de son métier de magistrat ; il n’a point appris à procéder comme nos bons jurés. La manière si habituelle en ce monde, de prendre les choses par la queue, est l’opposé de la sienne, qui allait d’abord à la racine.

Il faudrait, pour examiner la valeur des accusations sans nombre qu’il intente à Bacon, y employer tout un volume. Le fait est que Bacon a été très peu défendu. Les chefs de l’école éclectique régnante n’ont pas été fâchés de voir tomber sur la joue du précurseur de Locke ce soufflet solennel qu’ils ne se seraient pas chargés eux-mêmes de lui donner[2]. Je n’ai pas assez lu ni étudié Bacon pour

  1. Dans le VIe. C’est dans le Ve qu’il avait commencé à accoster Bacon, à lui porter tant de piquantes atteintes : « Bacon fut un baromètre qui annonça le beau temps, et, parce qu’il l’annonçait, on crut qu’il l’avait fait. » Et lorsque, ne voulant pas de lui pour soleil, il essaie de se rabattre à une aurore : « Et même, ajoute-t-il, on pourrait y trouver de l’exagération, car, lorsque Bacon se leva, il était au moins dix heures du matin. » Une telle escarmouche aurait paru à tout autre un combat, mais, pour De Maistre, c’était peloter en attendant partie.
  2. L’attaque de De Maistre a plutôt mis en train contre Bacon. M. F. Huet, dans une thèse ingénieuse (1838), s’est attaché à évincer tout-à-fait Bacon, comme autorité, du domaine de la philosophie intellectuelle ; il lui a refusé toute initiative essentielle en cette partie. Un tel résultat semble bien tranchant, bien absolu. M. Riaux, qui a mis une judicieuse introduction aux Œuvres de Bacon (Charpen-