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particulière de la société anonyme, et le peu de responsabilité qu’elle offre à l’égard des tiers. Nous examinerons bientôt la valeur de ce motif ; mais, avant tout, il est bon de voir où conduit le système de l’autorisation. Pour comprendre jusqu’à quel point il nuit à l’établissement des sociétés anonymes, il suffira d’assister en quelque sorte au travail ordinaire de leur formation.

Supposez qu’un ou plusieurs particuliers aient conçu le projet d’en fonder une ; si cette espèce de société était libre, que feraient-ils ? Ils marqueraient leur but, exposeraient leur plan, et, après avoir mis l’un et l’autre sous les yeux du public, ou seulement d’un certain nombre d’hommes choisis, ils les convieraient à se réunir à eux. Là, rien que de simple et de raisonnablement facile ; il n’y a d’autres difficultés à vaincre que celles qui sont inhérentes à la chose elle-même. Mais, dès l’instant qu’une autorisation est nécessaire, de toutes parts de nouvelles et de plus graves difficultés surgissent.

Et d’abord un doute s’élèvera dans l’esprit même des fondateurs. Seront-ils assez heureux pour obtenir du conseil d’état l’autorisation exigée ? Leur projet, qui leur sourit à eux-mêmes, duquel ils attendent d’heureux fruits, et qu’ils ont le ferme espoir de faire approuver par un grand nombre de capitalistes, sera-t-il vu d’un œil aussi favorable par les jurisconsultes du conseil d’état, hommes fort étrangers, par la nature même de leurs travaux, à l’intelligence des affaires commerciales ? Ces conseillers d’état, qui ont tant d’autres sujets de préoccupation, examineront-ils avec le même soin qu’eux, avec la même attention tout à la fois scrupuleuse et bienveillante, une affaire qui ne les intéresse en aucune façon directement ? Eux, parties intéressées, pourront-ils suffisamment se faire entendre de ce conseil, placé si fort au-dessus et quelquefois si loin d’eux (car toute la France n’est pas à Paris) ? pourront-ils raisonnablement espérer de lui faire partager leurs vues ? Quel que soit l’objet qu’ils se proposent, à moins qu’il ne s’agisse d’une de ces rares institutions que la voix publique appelle depuis long-temps, il est clair qu’ils n’ont pour eux que de faibles chances de réussite. C’est pourtant avec ces chances incertaines qu’ils doivent s’aventurer dans la poursuite de leur entreprise. En faut-il davantage pour faire reculer les plus audacieux et faire avorter dans leur germe le plus grand nombre des projets de sociétés anonymes qui pourraient être conçus en France ?

Admettons pourtant que les auteurs d’un tel projet se décident, malgré ces chances, à en poursuivre résolument l’exécution. Ils feront donc d’avance le sacrifice de leurs travaux et de leurs peines ; ils se résigneront à des démarches très coûteuses et pleines d’ennuis, dont ils risquent fort de ne pas recueillir le fruit. Ce n’est pas tout encore, et la nécessité d’une autorisation va leur susciter bien d’autres obstacles.

À qui s’adresseront-ils d’abord ? Sera-ce au conseil d’état ou aux capitalistes ? S’ils ne présentent que leurs plans sans un capital déjà souscrit, le conseil d’état ne les écoutera même pas, et peut-être aura-t-il raison ; comment veut-on qu’il se prononce sur le fait d’une société qui n’est encore qu’à l’état d’embryon, dont il ne peut apprécier la direction ni calculer les ressources ? S’ils