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Le mal qui tourmente aujourd’hui les peuples allemands, c’est donc la satiété de l’infini. Ce dégoût de la vie contemplative, cet ennui du désert dont parle Cassien, ils l’ont éprouvé à la fin de leur extase, et voilà qu’ils se jettent bruyamment dans l’action. Les nobles sciences qui se rencontraient auparavant sur les cimes pacifiques de l’infini se heurtent aujourd’hui dans les routes vulgaires de la vie commune. La philosophie, la poésie, l’art, la théologie, toutes les œuvres de la pensée ont abdiqué leur sainte indépendance. Elles ne sont plus que les servantes de la politique.

Le gouvernement prussien n’a pas tardé à s’inquiéter de ces hardiesses. Tant que la science n’avait pas cherché à sortir de ses théories, on lui laissait toute liberté : l’infini lui appartenait ; mais dès qu’elle a mis le pied sur la terre, la défiance a commencé. Il faut bien le dire, la direction grossière où était entré le journalisme hégélien, l’impression pénible qu’il avait faite sur la pensée publique, semblaient autoriser les rigueurs qui le frappèrent. Jamais on n’avait vu plus d’intolérance dans les doctrines, plus de cynisme dans les paroles. Cette opposition avait, du reste, un caractère particulier à l’Allemagne, et qui n’eût pas été compris ailleurs. Ce n’est que dans ce pays qu’une telle alliance est possible entre la métaphysique la plus haute et le scepticisme le plus desséché. Le matérialisme s’autorisant par des systèmes spiritualistes, l’incrédulité fondée sur une sorte de mysticisme, La Mettrie appuyé non sur Bolingbroke, mais sur Schelling et Hegel, c’était l’incroyable spectacle que présentait cette théologie républicaine.

Était-ce donc pour recueillir de tels fruits que l’Allemagne remuait depuis cinquante ans le champ de l’intelligence ? Qu’auraient dit ces nobles combattans de l’idéalisme, depuis Kant jusqu’à Hegel ? Lorsque Schelling commença à mettre au jour sa philosophie de la nature, Fichte s’indignait : il lui reprochait de rabaisser sur la terre, de ramener dans la boue d’où il l’avait tirée, cette philosophie qu’il avait fondée dans la lumière de l’esprit. Mais que serait-ce aujourd’hui, et tous, Kant, Fichte, Schelling, Hegel, comment ont-ils pu tomber aux mains de ces héritiers indignes ? Ce qu’on aura de la peine à comprendre en effet, c’est que ces écrivains prétendent garder et continuer seuls l’esprit de ces hautes doctrines : un changement de termes, un commentaire, suffisent, et l’on établit son orthodoxie. J’avoue que l’idéalisme et son contraire sont tellement confondus dans ces grossiers systèmes qu’il serait difficile de les séparer. C’est même là ce qui explique en quelque manière les hardiesses où se portent ces écrivains, puisqu’ils peuvent aller aussi loin