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DE L’ÉTAT DE LA POÉSIE EN ALLEMAGNE.

sont venues contrarier le développement des germes qu’elle avait semés : d’abord le dégoût du spiritualisme, puis une imitation fâcheuse du plus mauvais journalisme parisien et de ses habitudes sans dignité, enfin les grandes prétentions politiques et l’abaissement de l’art, devenu un instrument banal aux mains des partis. Uhland et ses disciples aimaient à se rattacher à leurs ancêtres de la Souabe et de la Franconie, aux maîtres chanteurs du XIIIe siècle ; est-ce qu’ils sont destinés au même sort que leurs aïeux ? est-ce qu’ils seront raillés par leurs héritiers ? Rappelez-vous ce qui est arrivé à ces pieux trouvères : au moment où finissaient les religieuses époques de Wolfram et les luttes de la Wartbourg, une poésie laide et grimaçante succéda aux sérieuses inspirations, et il fallut deux cents ans au génie de l’Allemagne pour se retrouver lui-même.

L’école de Souabe avait donné tous ses fruits, et elle cessait déjà de se renouveler, quand on vit paraître un humoriste bien spirituel et bien hardi, qui, tout en se plaçant loin des partis et des écoles, et sans prétendre à aucun rôle sérieux, exerça pourtant une influence singulière sur l’imagination allemande, et la détourna pour longtemps des voies sereines et pacifiques. C’était M. Henri Heine. Sous la folle et fantasque légèreté de ses paroles, il y eut souvent, à son insu, quelque chose de très grave, et qu’on ne peut passer sous silence. Avec une intelligence vive et fine, facilement émue, mais point du tout dupe de son émotion, il comprenait tout, il touchait toutes les idées, il voyait toutes les contradictions des systèmes, tout le néant des espérances de son pays, et comme il souffrait et riait à la fois, il en vint bientôt à ce mélange bizarre où, la sensibilité et l’ironie se succédant, le résultat de tout ce qu’il écrivait n’était plus qu’une railleuse indifférence. Il semble que son ambition ait été de révéler à sa patrie mille douleurs, mille ennuis qu’elle voulait se cacher à elle-même ; au lieu de calmer et d’élever les ames, comme c’est le devoir du poète, il irrita la plaie de sa nation. Après cet homme impitoyable, il n’était plus possible à la poésie de l’Allemagne de retrouver pendant long-temps la chaste candeur, la sérénité inaltérable de ses débuts. Assurément, Goethe avait été le plus sceptique et le plus indifférent des maîtres de génie ; cependant cet amour de l’art qui avait été la cause de son scepticisme lui en avait épargné les excès. Que de précautions, quelle habileté incomparable pour cacher ce qu’il y avait de périlleux dans la pensée ! Quelle diplomatie employée à sauver les apparences ! Avec Goethe, cela est bien certain, la poésie allemande avait mangé le fruit de l’arbre du bien et