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du mal, mais beaucoup l’ignoraient encore, et la muse germanique n’avait pas dû quitter le paradis de ses jeunes années ; avec M. Heine, la muse n’a pas essayé de cacher sa faute : plus franche, elle publia elle-même ses misères, et, moitié pleurant, moitié souriant, elle s’enfuit de son Éden.

Il y aurait ici une remarque curieuse à faire ; les secousses politiques que le monde a ressenties depuis la révolution française, et les agitations morales qui en sont la suite, ont produit dans les pays sceptiques, une poésie grandiose et toujours religieuse ou spiritualiste, au milieu même de ses plus libres audaces. Après le scepticisme de Voltaire et de Bolingbroke, l’Angleterre et la France, dans l’ébranlement universel, ont trouvé des plaintes d’une sublime beauté. Quelle énergique noblesse dans Child-Harold, malgré les révoltes de la pensée ! et dans René, quelle grandeur morale, au milieu de ses vagues douleurs et des troubles inguérissables de son ame ! L’Allemagne était demeurée le pays de l’idéalisme, et quand ces secousses l’atteignirent, elle commença de rire et de chanter ; il n’y eut ni René, ni Child-Harold. Point de ces grands lutteurs de la pensée, nobles, sérieux, austères ; il y eut une ironie sans pitié et une joyeuse effervescence.

L’Allemagne eut bien de la peine d’abord à accepter cette poésie ; M. Henri Heine fut distingué sans doute à cause de la vivacité de son esprit, à cause de la grace de son style, à cause de la fraîcheur, de la délicatesse, de la passion contenue de ses premiers vers ; mais on attendait, on comptait sur un progrès sérieux du jeune écrivain ; on espérait que, la première fougue passée, du milieu des intempérances et des hasards de son ironie sortirait une œuvre belle et qu’on pût admirer sans réserve. Il y avait en lui assez de ressources pour cela. M. Heine pouvait répondre à ces espérances ; malheureusement, il me semble que la première raillerie du jeune esprit blessé, que les premiers emportemens de sa verve moqueuse ont un peu perdu cette naïveté, cette sincérité, cette franchise, qui faisaient pardonner tout. Qu’y a-t-il de plus fugitif que les bizarres légèretés de la fantaisie, de l’humour ? Ces vivacités de la pensée ne sont-elles pas mille fois plus capricieuses que les inspirations de la poésie ? Or, si on abuse de la poésie, si on veut forcer l’inspiration trop tardive, ou contrefaire froidement son émotion de la veille, c’est déjà une faute ; que sera-ce donc si vous voulez fixer ou diriger à volonté ce qu’il y a au monde de plus rapide, de plus bizarre, de plus insaisissable, un éclair, un souffle, une apparence le plus souvent, une saillie