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une fin était nécessaire, voilà dans quelles conditions se montre d’abord à nous l’ame de Bettina. Les expressions manquent pour expliquer des natures ainsi douées virtuellement, ainsi surchargées d’un enthousiasme sans détermination, d’une poésie sans but, d’un amour sans objet. Bettina a les extases, les défaillances, les soulèvemens des mystiques : c’est le cœur brûlant de sainte Thérèse et de la Sophie de Mirabeau, mais d’une sainte Thérèse sans crucifix, d’une Sophie dépouillée de ses sens ; et, comme ses transports n’ont à s’assouvir ni dans les chastes embrassemens de l’amour céleste, ni dans les baisers de la créature, ce cœur embrasé se rejette sur tout ce qui l’entoure, sur tout ce qui respire, et, séduit par le sphinx du monde vivant, se donne à ce fantôme imaginaire, à ce génie inconnu de la nature dont Spinoza et Jacobi crurent entendre de loin l’éternel monologue.

C’est au couvent que Mlle de Brentano connut la chanoinesse Caroline de Gunderode, dont on a, sous le nom de Tian, un délicieux volume de poésies allemandes. Caroline était la digne compagne de Bettina. Ces pensionnaires-là dépaysent un peu, quand on songe aux nonnes sucrées de Vert-Vert. Ici, chez ces deux enfans (chose étrange !), c’est tout spontanément un mélange de l’illuminisme mystique du moyen-âge et des plus extrêmes hardiesses de la moderne poésie. Dans l’intervalle de leurs études, ces petites filles évitaient avec soin de parler des évènemens de la vie réelle ; elles écrivaient des voyages d’imagination, elles lisaient Werther, elles dissertaient sur le suicide, et Caroline répétait sans cesse : « Beaucoup comprendre et mourir jeune ! » Elle tint parole : éprise du célèbre philologue Kreutzer, l’auteur de la Symbolique des Anciens, elle se tua. Souvent Caroline avait parlé à Bettina de ce projet ; elle lui montrait sur son sein l’endroit où elle devait se frapper, et Bettina, qui jusque-là n’avait jamais embrassé son amie, couvrait, en pleurant, de baisers cette place chère, où la blessure en effet fut trouvée. Ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que la nature de Caroline était calme, reposée, patiente, toute contraire aux turbulences de Bettina, c’est que, comme l’explique Mme d’Arnim, la jeune chanoinesse barricadait sa timide nature derrière des idées fanfaronnes. J’ajouterai que l’une aima sans doute réellement, avec le désespoir d’une passion trompée, tandis que l’autre, personnifiant plus tard dans Goethe l’idéal qu’elle s’était fait à elle-même, n’adora qu’une idole imaginaire. L’amour de Bettina, c’est celui de Pygmalion pour sa statue, c’est la passion transformée par l’art.

La chanoinesse Gunderode a sa place marquée dans l’histoire de la poésie allemande ; elle tient une grande place aussi dans la première biographie de Mme d’Arnim, et le caractère même de la correspondante de Goethe s’en trouve en bien des points éclairé. Mme d’Arnim a publié, il y a trois ans, les lettres de Caroline et les siennes : comme il est très souvent question de Mme de Gunderode dans les lettres à Goethe, M. Sébastien Albin, qui est si intelligemment renseigné sur tout ce qui touche à la littérature allemande, eût bien fait de profiter de l’occasion pour donner les plus caractéristiques passages de ce nouveau recueil. Celui qu’il a traduit eût tiré de ces extraits une