Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 4.djvu/594

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
588
REVUE DES DEUX MONDES.

de Coromandel ne paraît donc pas avoir eu, comme celle de Malabar, les exemples d’un peuple voisin à imiter ; l’art nautique va en s’affaiblissant depuis le golfe Persique jusqu’au détroit de Manaar et, quand on a fait le tour de l’île, on le trouve dans l’enfance. Le long de cette plage généralement sablonneuse, semée moins de cocotiers productifs que de maigres palmiers, privée de ports, on chercherait en vain le lieu où ait pu se développer une ville maritime ; aussi la navigation n’y a-t-elle pas avancé… Les barques, appelées dônis, sont quelque chose d’aussi pauvre et d’aussi simple que les huttes de pêcheur, faites de quatre pieux et recouvertes de branchages. Elles restent à sec pendant les gros temps ; et comment résisteraient-elles à une mer furieuse avec leur fond plat, qui les rend plus propres à s’échouer sur le sable qu’à s’élever sur la crête des vagues ? Poussé par quatre voiles que supporte un seul mât, soutenu lui-même par quelques cordages inégaux, tantôt chargé jusqu’aux bords de riz et d’huile de coco, tantôt calant à peine quatre pieds, pour pouvoir glisser sans obstacle sur les bancs du détroit, le dôni s’en va des côtes de Ceylan à Karrikal, de Pondichéry à Madras, condamné à faire rapidement, vent arrière, une route qui lui demandera au retour des peines infinies. La construction vicieuse du dôni, qui le fait regarder comme le plus mauvais de tous les bateaux de l’Inde, le rend peu capable de marcher contre le vent ; il y a des jours où la force des courans, si elle ne le rejette pas en arrière, ne lui permet pas de gagner plus de trois à quatre milles[1] ; mais le pilote sait mettre à profit les plus faibles brises de terre ; le soir, il vient jeter l’ancre le plus près possible du rivage (et cette ancre, ce sont des morceaux de bois recourbés, rendus pesans par l’adjonction de quelques grosses pierres) ; alors, prenant en main une poignée de plumes et de sable qu’il jette dans la mer, il calculera, d’après la vitesse avec laquelle le corps flottant s’éloigne de celui qui tombe au fond, quelle est la rapidité du courant. Cette savante expérience une fois faite, selon qu’il s’élève de la rive échauffée par les rayons du soleil un souffle attiédi plus ou moins sensible, il remet à la voile et pousse au large pour changer la bordée avant l’aurore, se guidant, durant le jour, sur les pagodes qui sont ses phares les plus ordinaires, et dont il aime à se rapprocher. Madras est le port des dônis ; ils viennent apporter à la population agglomérée dans cette grande ville

  1. Dans le golfe de Bengale, au renversement des moussons, le courant est de vingt lieues par vingt-quatre heures.