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REVUE. — CHRONIQUE.

pour mériter le chaste et pur amour de la quakeresse, aille combattre sous les drapeaux de la liberté américaine, et se réhabiliter sur les champs de bataille d’une noble cause. Ce qui est beau également, c’est que, pour se venger de Rosamberg, qui l’a appelé lâche quand il n’a plus accepté le duel tant annoncé dans les premiers actes, il aille acquérir de la gloire au nom de l’homme qui l’a outragé. Quant au dénouement, est-il vraisemblable ? Cet aimable étourdi de Rosamberg devait-il finir par un suicide ? Après s’être moqué de tout le monde, il aurait mieux fait de se moquer de lui-même, et puisqu’il fallait une mort au dénouement, la victime me semblait désignée. Pourquoi ne pas transporter blessé, mourant et vainqueur, dans la maison de Daniel, le marquis Acton de Kermare ? Était-ce trop de cette double absolution de la mort et de la gloire pour expier sa vie passée ? Nous avons dit qu’il y avait deux actions dans la pièce de M. Gozlan, un drame et une comédie. Le drame, c’est Kermare ; la comédie, c’est Rosamberg. Or, le marquis de Kermare se marie avec celle qu’il aime, et le vicomte de Rosamberg se brûle la cervelle. La comédie paie pour le drame ; ce n’est pas juste.

Ève a réussi. La première représentation avait été presque orageuse devant un public mal disposé ; la seconde a été toute favorable, et depuis, le succès grandit en marchant. Les acteurs méritent des éloges. M. Firmin, dans le rôle du marquis de Kermare, soit dans les premiers actes, où il est violent et cruel, soit dans les derniers, où il est noble et pathétique, déploie une véritable chaleur de jeune homme. On dit qu’Acton de Kermare sera peut-être la dernière création de M. Firmin : l’acteur qui a été aimé du public doit, comme un empereur, s’arranger pour mourir ; il doit finir dans les applaudissemens. M. Brindeau fait des progrès notables dans sa tenue et dans son débit ; c’est un vicomte de Rosamberg de la plus agréable fatuité, il dit souvent son mot avec finesse, et on ne peut lui reprocher que son dandinement trop prétentieux. M. Guyon est un vrai quaker ; son extérieur se prête parfaitement à son rôle. Il a su allier la noblesse avec la simplicité, et la colère avec la vertu. M. Ligier, si solennel dans les premiers actes, sait s’attendrir au dénouement. Quant à Mlle Plessy, sauf qu’elle n’est ni une Jeanne d’Arc ni une Judith, elle est parfaitement dans son rôle de quakeresse. Peut-être seulement est-elle plus gracieuse que naïve. Mme Mélingue a de l’énergie, de la passion ; c’est une belle esclave favorite. Elle a quelques mouvemens trop heurtés et un ou deux éclats de voix trop mélodramatiques.

M. Léon Gozlan, on peut le dire après la représentation d’Ève, a bien fait d’aborder le théâtre. Quand on voit tant d’écrivains dramatiques chercher dans le roman un cadre souvent trop commode à l’improvisation, faut-il blâmer ceux qui renoncent aux facilités du livre pour les entraves de la scène ? Seulement il importe en ceci de ne pas laisser passer l’heure. Pour bien se trouver du théâtre et gagner beaucoup à ce régime sévère, il faut encore être doué de vigueur et de jeunesse. La rampe n’a pas le privilége de rajeunir les talens usés, pas plus, en définitive, qu’elle ne peut donner du bon sens et du