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croître les bibliothèques, on sourit de voir le bon Naudé conseiller à mots couverts la ruse et le machiavélisme dont certains bibliophiles de tous les temps ont su les secrets. Il ne craint pas d’alléguer l’exemple de la république de Venise qui, pour empêcher qu’on enlevât de Padoue la fameuse bibliothèque de Pinelli, la fit saisir au moment du départ sous prétexte qu’il y avait dans les manuscrits du défunt des copies de certains papiers d’état. C’est un petit avis que suggère Naudé aux magistrats et personnes en charge ayant bibliothèques, pour en user à l’occasion et faire main basse sur de bons morceaux ; il a toujours eu un faible pour les coups d’état. Que nos bibliophiles, nos chercheurs de vieux livres ou de manuscrits ne fassent pas trop les indignés ; car eux-mêmes (je ne parle que de quelques-uns) se jouent encore, m’assure-t-on, tous les tours possibles, réticences, supercheries entre amis, que sais-je ? C’était de bonne guerre alors comme aujourd’hui[1].

Dans son enthousiasme et son culte pour la fondation dont il voudrait doter la France, Naudé n’a garde d’omettre les noms célèbres qui ont honoré de tels établissemens chez les anciens. Parmi nos illustres ancêtres les bibliothécaires (car je n’y veux reconnaître ni compter les esclaves et les affranchis), il cite donc en première ligne Démétrius de Phalère, Callimaque, Ératosthène, Apollonius, Zénodote, chez les Ptolémées pour la bibliothèque d’Alexandrie ; Varron et Hygin à Rome pour la Palatine. Ainsi Varron et Démétrius de Phalère, voilà des ancêtres. Il est vrai que la réalité du fait se peut contester à l’égard de Démétrius de Phalère, qui était un bien grand seigneur pour cet office ; mais Callimaque, Apollonius, Varron et Gabriel Naudé, cela suffit bien. — Je tire toutes ces drôleries de son

  1. Parmi les ruses les plus permises, il faut mettre celle que raconte Rossi dans la lettre où il parle des acquisitions de Naudé à Rome en 1645 : Naudé entrait dans une boutique de libraire et demandait le prix, non pas de tel ou tel volume, mais des masses entières et des piles qu’il voyait entassées devant lui. Cette méthode inusitée déjouait un peu le libraire, qui hésitait, qui lâchait un mot : on marchandait. Mais Naudé, en pressant, en poussant, en harcelant, enveloppait si bien son homme, qu’il obtenait de lui un prix dont ensuite l’honnête marchand, à tête reposée, ne manquait pas de se repentir ; car il y aurait eu souvent plus de profit pour lui à vendre ses volumes au poids à l’épicier ou à la marchande de beurre. Naudé faisait un peu à sa manière comme ces paysans bas-normands qui, dans les discussions d’intérêt, à force de bégayer, d’ânonner, de faire le niais, vous arrachent d’impatience la concession à laquelle ils visent. Il y a ruse et stratagème à cela, il n’y a pas dol qualifié.