Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 4.djvu/832

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
826
REVUE DES DEUX MONDES.

lui, il devient général et se lance résolument dans le plus haut monde. Son frère a besoin d’un léger secours, il le lui refuse ; sa mère mourante le demande, il ne daigne pas se rendre à l’invitation. La malheureuse Agathe n’est éclairée qu’à cette heure suprême, et la bénédiction maternelle qu’elle donne à Joseph est sa seule malédiction envers Philippe. Plus tard le général Bridau est tué en Afrique, et son frère, dont le nom est devenu célèbre dans la peinture, devient l’héritier de sa fortune.

Après ce qu’on vient de lire, il paraîtra peut-être difficile d’expliquer les éloges que je donnais tout à l’heure au livre de M. de Balzac. Où trouver, en effet, une fable dont les repoussans détails s’encadrent dans un ensemble plus faux et plus invraisemblable ? où rencontrer des tons plus crus, des couleurs plus tranchantes ? Et cependant, quelque contradictoire que cette opinion doive tout d’abord paraître, il faut dire que les Deux Frères rappellent quelquefois l’ancienne et bonne manière de M. de Balzac. Que l’ensemble répugne, que le plan soit inacceptable, que les caractères soient impossibles, je l’accorde ; on ne saurait pourtant disconvenir de la frappante vérité des détails. Je crois voir un tableau qui, considéré à distance et dans son unité, paraîtrait grossier, chargé, plein de disparates. Mais approchez, prenez une loupe, il y a des coins achevés, des endroits parfaits, des nuances saisies avec art. Ce qui n’empêche pas l’œuvre assurément d’être, en définitive, une ébauche informe où beaucoup de talent s’est perdu.

On voit où en est arrivé M. de Balzac. Merveilleusement doué pour l’observation, il s’est jeté hors de sa voie ; toutes les gloires l’ont successivement tenté, et, dans cette aspiration universelle, son talent, sa délicatesse de touche, ont peu à peu disparu. Au lieu de se contenter de son rôle, au lieu d’être un peintre de la vie domestique et de la réalité bourgeoise, il a transporté dans le roman des ambitions d’encyclopédiste ; on l’a vu tour à tour reproduire les gravelures de Rabelais et le mysticisme de Swedenborg ; on l’a vu emprunter maladroitement à Voltaire sa défense des Calas, chercher à la scène le pendant de Figaro, et afficher enfin dans ses contes les prétentions les plus exorbitantes de législateur, de savant, de philosophe, de publiciste. Aussi le néologisme des écoles, le pédantisme des érudits, le patois des socialistes, ont tour à tour trouvé accueil dans ses livres. De là les résultats déplorables qui sont maintenant visibles aux yeux de tous. Le vertige industriel a fini ce que l’esprit de chimères avait commencé. L’auteur de Louis Lambert, d’Eugénie Grandet, de la Recherche de l’Absolu et de tant de compositions ingénieuses qui ont amusé notre temps, se survit maintenant à lui-même. Les avertissemens réitérés de la critique ont été impuissans, et nous commençons à désespérer d’une obstination que rien ne semble devoir ébranler désormais.

La destinée de M. Frédéric Soulié ressemble à s’y méprendre à celle de M. de Balzac ; j’avoue cependant quelle m’inspire beaucoup moins de regrets. M. de Balzac était né pour les lettres : il avait les instincts de l’écrivain,