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bastien en Espagne. Je crois qu’on pouvait tirer de grands effets d’un pareil moyen, dans un opéra principalement, et sur la scène de l’Académie royale de musique. Pour sa part, l’auteur des Huguenots n’y eût pas manqué, et je doute qu’en ces conditions M. Meyerbeer se fût dessaisi de ce poème, qui le tentait d’abord, mais dont, avec le tact si fin qui le caractérise, il devait ne point tarder à voir le défaut capital. En effet, l’œuvre de M. Scribe pèche surtout par la monotonie. Dans ce sujet, si fécond en richesses pittoresques de toute espèce, où la variété des incidens historiques paraissait évoquer toute une suite de combinaisons nouvelles, l’auteur de Dom Sébastien de Portugal n’a rien su imaginer que cette éternelle complainte des amours d’un roi chrétien avec une belle Africaine qui se débat pendant cinq actes sous les tenailles de la sainte inquisition, et finit par y succomber ni plus ni moins que cette Rachel de la Juive dont elle reproduit trait pour trait la physionomie languissante et souffreteuse. Ce grand inquisiteur en toge violette, et qui en veut à tout le monde avec ses anathèmes et ses foudres, n’est-il point aussi une troisième incarnation de ce vieux cardinal de Brogni que nous avions déjà revu pourtant sous le froc du prieur de la Favorite ? Du reste, si l’intérêt et la nouveauté manquent, ce n’est pas faute qu’on ait mis en jeu tous les ressorts de la machine dramatique. Je défie qu’on cite dans le théâtre de Shakspeare ou de Calderon une pièce plus mouvementée en ce qui regarde les changemens à vue et autres accessoires. À chaque scène, l’action se déplace. Tantôt vous étiez à Lisbonne, vous voilà maintenant en Afrique ; vous quittez les jardins d’un harem, où de belles esclaves pirouettent à l’envi sous prétexte de célébrer le retour de la fille de leur émir, et vous vous trouvez, sans transition aucune, dans les plaines d’Alkassar, où vous assistez à la fin d’une bataille qui se termine sans que vous ayez eu seulement le temps de vous douter qu’elle allait se livrer. En moins de cinq secondes, les musulmans ont bâclé leur victoire. C’est aller vite en besogne, si vite qu’avec la meilleure volonté du monde et sans perdre de vue, comme de juste, le cours instantané de l’aiguille sur le cadran de l’horloge théâtrale on ne saurait se faire à cette manière par trop leste de brusquer les évènemens. Cette scène de la bataille perdue est une bonne idée manquée, rien de plus. Quelques pauvres diables éclopés, qui se précipitent sur le théâtre en traînant la jambe et le bras soigneusement empaqueté dans un linge moucheté de vermillon, ne constituent pas une pareille scène qui, pour échapper au ridicule, a besoin d’être grandiose et maintenue sur une vaste échelle. Il y avait à s’inspirer du romancero pour l’idée ; quant à l’exécution, on en pouvait chercher le motif soit dans la Bataille des Cimbres, de M. Decamps, soit dans les compositions de Martins. Je le répète, le mouvement ne manque pas dans cette pièce de Dom Sébastien, seulement il avorte. Jamais on ne vit plus d’activité dépensée en pure perte. Ce ne sont qu’allées et venues, entrées et sorties, changemens à vue et coups de théâtre, tout cela pour aboutir à l’enterrement le plus lugubre où jamais directeur d’Opéra a convoqué son public. Voilà, pardieu ! un beau spectacle à montrer aux gens ! Des pénitens qui défilent en portant un cierge, des soldats en pleureuses,