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prit humain. Je suis une chose qui pense, voilà pour lui le premier fondement de la certitude. C’est ainsi que dans la première partie du XVIIe siècle commença véritablement l’ère de la philosophie moderne. Jusqu’alors, ce qu’on appelait la philosophie n’avait été qu’un long commentaire du péripatétisme couronné par des conclusions chrétiennes : on avait employé des siècles à ménager un compromis entre Aristote et saint Augustin. Enfin, avec Descartes, la pensée, s’affranchissant de cette double tradition, s’affirma dans son indépendance et son autorité. Cette liberté fut féconde. Elle suscita des penseurs qui, par leur apparition presque simultanée, formèrent, dans un court espace de temps, comme un grand cycle philosophique. Cinquante ans après la mort de Descartes, qui fut comme un point d’intersection entre les deux moitiés du XVIIe siècle[1], la philosophie moderne était fondée d’une manière inébranlable par Spinoza, Malebranche, Locke et Leibnitz, illustre postérité de l’auteur des Méditations et des Principes, radieuse constellation.

Nous ne savons rien de plus intéressant à contempler dans l’histoire des idées que l’éveil donné au génie de Spinoza par l’initiative de Descartes. La vigoureuse netteté du bon sens français provoque aux spéculations philosophiques la pensée d’un juif solitaire. Ici encore l’esprit de l’Occident vient exciter le génie oriental. Descartes avait établi le dualisme de l’ame et du corps, de l’esprit et de la matière ; Spinoza enseigne l’identité du fini et de l’infini dans une unité suprême, et dans un dieu qui ne se distingue pas des deux termes dont il est l’éternelle harmonie. C’est en affirmant la pensée dans son individualité qui contient à la fois l’homme et Dieu, que Descartes conduisit Spinoza à conclure que Dieu était à la fois la chose qui pense par excellence et la chose étendue. Ainsi, la grande doctrine de la substance unique déposée depuis des siècles dans les traditions de la synagogue et des religions orientales revenait à la lumière par une irrésistible évocation, et la solidarité de la pensée humaine donnait de sa force et de sa permanence un témoignage nouveau.

M. Bordas-Demoulin reconnaît bien que Descartes a suscité Spinoza ; cependant il ne consacre à l’exposition du système de ce dernier que quatre pages : en vérité, ce n’est pas assez quand on entreprend de tracer l’histoire de la métaphysique au XVIIe siècle. Après avoir énoncé la doctrine de la substance unique, M. Bordas-Demoulin ajoute : « Les choses particulières ne sont que des affections, des

  1. Descartes mourut en 1650.