Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 4.djvu/940

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
934
REVUE DES DEUX MONDES.

ces ames, ce qui trouble si fort les autres hommes a peu de prise car dans les profondeurs de la pensée elles trouvent la paix.

La morale de Spinoza n’est pas celle du christianisme, mais elle a sa grandeur et sa beauté. C’est ce que ne doit pas méconnaître aujourd’hui un écrivain philosophe, à quelque école qu’il appartienne. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la doctrine de Spinoza fut peu connue. Ceux qui l’avaient critiquée le plus vivement n’en avaient donné qu’une idée fausse, presque toujours par impuissance, quelquefois par perfidie. Enfin, en 1785, Jacobi publia ses lettres sur la doctrine de Spinoza. Depuis cette époque, il ne fut plus permis en Allemagne de ne pas comprendre ou de calomnier le philosophe d’Amsterdam. Aujourd’hui, en France, le jour de la justice s’est aussi levé pour l’auteur de l’Éthique. Un jeune et savant professeur de l’Université, M. Émile Saisset, a donné des œuvres de Spinoza une traduction où se rencontrent l’exactitude philosophique et l’élégance littéraire. Grace à ce travail que rehausse encore une introduction lumineuse, on ne comptera plus les personnes qui auront lu Spinoza, et ce philosophe sera dans toutes les mains comme Malebranche et Locke. Ce qui frappera surtout, nous le croyons, les esprits qui feront connaissance avec ce penseur, c’est sa puissance de concentration. Des principes que vous voyez épars chez beaucoup de philosophes sont rassemblés par Spinoza avec une fermeté féconde, et il en tire des conséquences et des applications nouvelles, ou qui du moins avant lui n’avaient été entrevues que confusément. En ce sens, Spinoza est un merveilleux artiste dans le monde des idées. En effet, sous les apparences de sa méthode géométrique, il y a un art infini, et nous ne craindrons pas de le dire, une chaleur vivifiante. On croyait n’être aux prises qu’avec un démonstrateur, et on se trouve en face d’une personnalité ardente qui vous émeut en vous illuminant. Voilà pourquoi dès l’origine Spinoza eut des sectateurs silencieux, mais dévoués. Ce n’est pas une des moindres singularités de la destinée et du génie de cet homme extraordinaire, que sa métaphysique provoque la foi et l’enthousiasme comme une religion. Autant M. Bordas-Demoulin est insuffisant sur le compte de Spinoza, autant il a d’ampleur et de solidité quand il parle de Malebranche. Il l’a fortement étudié, il connaît toutes les profondeurs, il juge les inconséquences de cette belle imagination philosophique, il peint Malebranche se débattant violemment contre le panthéisme ; mais il a beau faire, remarque M. Bordas-Demoulin, le panthéisme l’envahit et le déborde de tous côtés, il sort par tous les points de son