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MOUVEMENT DES PEUPLES SLAVES.

maudite ; tout le reste s’est effacé de sa triste mémoire. Mais les Serbes ont une poésie familière, belle de grace, de modestie et de noblesse. Ce sont de suaves motifs, de mélodieuses improvisations, que les jeunes gens et les jeunes filles essaient ensemble, arôme délicat d’ames poétiques et chastes. Ces chansons sont d’une exquise perfection, et il serait aussi impossible d’en imiter la virginale candeur que de contrefaire le geste naïf d’un enfant.

Les Bohêmes offrent un tout autre spectacle. Les montagnes qui les entourent leur assurèrent un long repos, pendant que les contrés voisines étaient désolées par les flots encore émus de l’invasion. Cette position favorable leur permit de bonne heure un développement assez avancé. Au xie siècle, ils ont l’hérédité du trône par primogéniture, et cherchent à établir l’indivisibilité des terres du royaume. Un siècle auparavant, ils écrivaient déjà des ouvrages en tschèque. Cependant, malgré cette paix et peut-être même à cause d’une trop molle sécurité, il y a dans cette littérature je ne sais quoi de morne et de froid, et un germe de destruction dans ce peuple, qui long-temps n’a pu deviner sa mission, tandis que la Russie, sous la pression mongole, et la Pologne, électrisée par les Turcs, se développaient puissamment. Ce n’est pas que cette littérature soit pauvre ; bien au contraire. Les Bohêmes ont plus écrit que tous les autres Slaves réunis, mais leurs volumineux ouvrages manquent d’originalité. Après avoir imité les Allemands, ils ont voulu s’affranchir de ce joug. Malheureusement ils ont défendu leur race plutôt que l’esprit national ; ils ont eu recours aux lois et aux armes ; ils ont prohibé la langue étrangère, au lieu d’assurer à la leur la préséance du génie. On les a vus apporter la même étroitesse dans la religion, dont le fanatisme a été chez eux tout national aussi. Aujourd’hui pourtant ils semblent mieux comprendre leur rôle, et reconnaissent la place qui leur est assignée parmi les Slaves. Dégoûtés des luttes politiques et religieuses, leurs savans étudient le passé pour y trouver des liens capables de réunir tous les Slaves en une même famille. Ce ne sont pas des antiquaires froidement curieux d’une vaine érudition. Un enthousiasme presque religieux fait des Bohêmes les apôtres de la nationalité slave ; un esprit guerrier et poétique les anime ; c’est la ferveur d’une croisade. Écrivant toutes les langues, ils traduisent pour les Serbes les chants polonais, pour les Polonais les épopées serbes, et leurs versions latines font connaître ces trésors de poésie à l’Europe civilisée. Les Polonais et les Russes, en hostilité ouverte, se supposent toujours des arrière-pensées : ils ne se défient pas d’un peuple qui élève la science au-dessus des passions du jour. Si on peut reprocher quelquefois aux écrivains bohêmes de s’attacher trop encore aux formes de la nationalité, et de ne pas assez tenir compte de l’esprit qui en est la vie, ils n’en demeurent pas moins reconnus et respectés comme les patriarches de la science slave.

L’étude des peuples slaves permet de saisir entre eux et les peuples de l’Occident de curieux rapports à côté de notables différences. La Serbie a, comme l’Espagne, défendu la chrétienté contre les musulmans ; elle a été malheureuse, mais elle n’a pas montré moins de courage que les vainqueurs