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MOUVEMENT DES PEUPLES SLAVES.

logne, que l’on distribuait, en fiefs viagers, aux plus illustres guerriers, pour leur donner les moyens de servir l’état. Les gentilshommes, du reste, s’estimaient, comme les colons slaves, tenanciers plutôt que propriétaires de leurs domaines privés. Ils les avaient reçus de la patrie, qui seule en avait la vraie possession, et ils furent toujours, pour son service, prodigues de leurs biens, croyant moins faire en cela une action généreuse que payer une juste dette.

À l’exemple aussi des colons slaves, ils étaient tous égaux et frères, et chacun l’égal de tous. Ce n’était point, comme dans les démocraties modernes, le peuple qui était souverain ; c’était chaque citoyen. Chacun possédait la patrie tout entière à soi, sans partage, exerçait sur elle une sorte de droit absolu, et était grand de toute la grandeur de la Pologne. Le veto d’un seul paralysait la volonté publique. Dans les dangers extrêmes, les citoyens pouvaient se liguer sous serment pour sauver leur patrie ; la majorité faisait alors loi entre eux, mais c’était, à leurs yeux, une tyrannie passagère, comme la dictature à Rome. Dès que la république revenait à une situation régulière, les décrets d’une confédération devaient, pour garder force, être acceptés par une diète unanime. Les droits qui exaltaient à ce point la puissance individuelle réprimaient en même temps l’égoïsme. La république ne pouvait subsister qu’à force d’abnégation. L’ordre et le concert ne se maintenaient que par l’universel dévouement. L’esprit de sacrifice était le secret d’état de la Pologne.

C’était, en toutes choses, un service de franche et bonne volonté. Rien ne se faisait par contrainte. Point de trésor ; on s’imposait volontairement dans les besoins de l’état. Point de troupes permanentes ; mais des armées surgissaient au premier appel de la patrie. Point de dignités héréditaires ; la royauté même était élective. Point de fonctions salariées ; les charges obligeaient au contraire à de grandes dépenses. Les ambassades surtout étaient onéreuses. L’ambassadeur défrayait son cortége, faisait des présens aux puissances étrangères, et donnait à la république ceux qu’il recevait. Il se ruinait quelquefois en nobles folies pour soutenir l’honneur de la Pologne. On ne connaissait pas non plus les tribunaux permanens. On se réunissait en jury pour juger les causes, et des hommes zélés allaient s’emparer du coupable.

Chaque citoyen devait donc, si j’ose le dire, se dépenser tout entier, cœur, sang et fortune, pour son pays. Les institutions travaillaient toutes à le former au sacrifice en même temps qu’à la liberté. Elles ne ressemblaient à celles d’aucun autre peuple : les plus belles en ce sens qu’elles proposaient une vie idéale de fraternité et de dévouement ; les plus défectueuses aussi, car l’anarchie était inévitable dès que la vertu faiblissait.

Bien différent de ce libéralisme étroit qui rend l’homme médiocre, et ne faisant de lui qu’une fraction de la foule, le provoque à l’égoïsme, la liberté polonaise donnait à l’homme une dignité infinie, commandait le renoncement, et allumait ainsi la pensée de Dieu dans le peuple. Par le bienfait des