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MOUVEMENT DES PEUPLES SLAVES.

de l’Europe à l’autre. Toujours leurs vieilles haines les divisent. La lutte recommence entre la Russie et la Pologne ; dans les guerres de la république et de l’empire, les deux nations suivent des drapeaux ennemis et ne cessent de se combattre.

La révolution se propageait et triomphait de tous les obstacles lorsque Paul monta sur le trône des tsars. Ce prince était, par nature, par éducation, par position, demeuré séquestré de la cour. Sa mère le détestait et l’entourait d’espions. Paul avait passé sa jeunesse dans la solitude ; son ame généreuse et forte s’y développa ; il prit en aversion l’injustice dont il était victime lui-même, et les crimes qu’il voyait commettre. Paul observa les progrès de la révolution en philosophe. Les légitimistes avaient trouvé hospitalité sur le sol russe ; il les connut, embrassa leur système, et se crut le représentant du droit divin outragé. À la mort de Catherine, il prit tranquillement possession de l’empire. Il ne s’était jusqu’alors jamais mêlé de gouvernement ; mais, comme Sixte-Quint, il parut tout d’un coup rajeuni, et même plus haut de taille. On a souvent parlé des singulières manies de Paul ; M. Mickiewicz en donne une explication ingénieuse et nouvelle. Jamais monarque n’affecta un tel orgueil dans sa démarche. Il voulait relever en sa personne le principe de l’autorité, renversé en France. On voit cependant que bientôt il commença à douter, car il se rejeta sur les formes. Il publia une série d’ukases pour inculquer au peuple le culte de la majesté impériale. On dut, au passage du tsar, se prosterner, descendre de cheval ou de voiture, jeter bas sa fourrure, et même s’agenouiller dans la boue ou la neige.

Paul envoya contre la France Souwarow, qui d’instinct haïssait aussi la révolution. D’une ame haute et ferme, Souwarow se distingua d’abord dans la guerre de sept ans et contre les Turcs ; il prit ensuite Praga, et porta le dernier coup à la Pologne. Il a été jugé sévèrement par les étrangers, qui le trouvaient bizarre, rustique, affecté. Souwarow avait cependant reçu une éducation soignée ; il possédait plusieurs langues, mais il dédaignait de les parler. Il ne pouvait souffrir ce qui était convenance et étiquette ; il avait la bonhomie et la simplicité slaves, et un profond sentiment religieux lui donnait une aveugle confiance dans le succès. Il cherchait la victoire dans l’enthousiasme de ses soldats, comprenait leur manière de voir et de sentir, et savait employer leur langage. Souvent il leur parlait en vers ; plusieurs de ses proclamations sont en assonances ou en rimes que l’on peut trouver ridicules, mais qui ont produit un grand effet sur ses troupes. Une fois, au siége d’Ismaïl, il fit appeler ses soldats ; au lieu d’un ordre du jour éloquent, il leur adressa seulement ces paroles : « Soldats ! à minuit vous me verrez me lever, vous ferez de même ; puis je ferai ma prière, et vous ferez de même ; puis je me laverai, et vous ne le ferez pas, parce que vous n’en avez pas le temps ; puis vous me verrez m’asseoir par terre et chanter comme un coq trois fois (ici il imita le cri du coq) ; ce sera le signal du combat. » Il prit Ismaïl. Souwarow lisait l’Évangile aux soldats et faisait souvent, dans le camp, les fonctions de prédicateur. Cette foi fervente ne lui donnait que plus de