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pliquer que par un pouvoir magique et infernal ce formidable rival du tsar. Ils étaient persuadés qu’il changeait de forme à son gré. On rapporte à ce sujet de curieuses légendes. L’une d’elles, par exemple, raconte le combat singulier de Souwarow et de Napoléon. L’empereur prit la forme d’un lion, Souwarow se hâta de la prendre aussi. Napoléon alors se change en aigle. Souwarow voulut se faire aigle bicéphale ; il en demanda la permission à Paul, qui punit cette hardiesse en le dégradant. Aux yeux du peuple, Napoléon était l’esprit de l’abîme, l’antechrist annoncé dans l’Apocalypse. Cette opinion était même répandue parmi les Russes éclairés, et Djerzawine fit dans ce sens la plus belle, la plus inspirée de ses odes. De tels faits méritent leur place dans l’histoire ; rien ne montre mieux l’effroi qu’un seul homme causait à un vaste empire.

Napoléon porta encore un autre coup à l’autocratie. Il a forcé le gouvernement russe à prononcer certaines paroles qui sont comme une abjuration du despotisme. Pour la première fois, en 1812, lorsqu’eut lieu la solennelle rencontre de Napoléon et de la Russie, le tsar n’a plus commandé par la terreur ; il fit appel aux sentimens généreux, il souleva la nation au nom de la religion et de la patrie. Auparavant, ce nom de patrie, oleczestivo, qui enthousiasma en 1812 les paysans russes, ne se trouve dans aucune pièce officielle. La Russie fut aussi saisie alors d’une profonde émotion religieuse. Quand un hiver terrible se leva comme le fléau de Dieu contre Napoléon, le peuple ne s’enorgueillit point ; il reconnut dans sa victoire le secours d’en haut, il attribua tout à la Providence, et disait, dans son langage naïf, que deux généraux de Dieu, son excellence le général Moroz et son excellence le général Golod (la Faim et le Froid), avaient détruit les armées françaises. Alexandre aussi n’a cessé de protester contre les félicitations de son sénat. Il vit dans la délivrance de l’empire l’intervention immédiate de Dieu, et s’humilia devant lui. Dès cette époque, il devint sincèrement pieux. Cette inspiration patriotique et religieuse devait être mortelle à la tradition mongole. Des flammes de Moscou, la cité sainte, sortit l’esprit d’une Russie nouvelle, et c’est en 1812 que commencèrent à se former les sentimens qui éclatèrent dans la conspiration de 1825.

Napoléon a exercé une profonde influence sur les Slaves, plus encore par sa personne que par sa politique, et à cet égard il n’est pas sans intérêt de connaître les vues de M. Mickiewicz sur ce puissant génie. L’éloquent professeur semble ici l’interprète de l’enthousiasme polonais. Napoléon, selon lui, n’a point été enfanté par la révolution ; il demeura étranger aux passions de son époque. Il n’est pas même de l’Occident ; il semble plutôt relever de cet auguste Orient vers lequel l’attirait une secrète sympathie. La génération formée par les encyclopédistes voulait tout analyser, tout comprendre. Il n’y avait plus pour elle de mystère, d’infini. Alors vint un homme inexplicable qui tirait toute sa force de lui-même, qui en répandait les torrens autour de lui, faisait sortir des armées de terre, poussait les nations les unes sur les autres, et pouvait à son gré remplir le monde d’évènemens imprévus. Napo-