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éteintes ; ce ne sont pas les égaremens de la passion qui sont un spectacle funeste, c’est ce sentiment meurtrier du vide et du dessèchement de la vie. Le Livre de Gutzkow est le produit de cette direction ; c’est ce qui fait sa faiblesse et ce qui cause nos répugnances. Le désespoir le plus furieux est de la poésie à côté de cette insultante froideur. Là au moins il y a une crise, une lutte ; ici, c’est le mépris de l’humanité, un mépris sans cœur, sans ame. » C’est M. Gustave Kühne qui écrivait, il y a huit ans, ces énergiques paroles, et je l’en remercie. Pourtant, ne prenait-il pas trop au sérieux le mal de M. Gutzkow ? Il est sans doute rassuré aujourd’hui sur le compte du jeune romancier. Pour moi, ce que j’aurais voulu blâmer surtout, c’est le parti pris, c’est le puéril désir de se calomnier ; c’est cette affectation, la pire de toutes, l’affectation du vice et de la méchanceté ; c’est le singulier orgueil de se dire : — Personne n’a plus vécu, plus souffert, plus renoncé à toutes les croyances, à toutes les espérances : personne n’est plus misérable et plus abandonné que je ne le suis. — En vérité, cette folie ferait chérir l’orgueil contraire ; et lorsque Rousseau, en commençant ses Confessions, en ouvrant cette longue histoire de tant de misères morales, s’écrie : « Nul n’est meilleur que moi ; » lorsque Lélia, cette fille indomptée de Jean-Jacques, conserve au milieu de son désespoir je ne sais quelle ardeur inextinguible, on est tenté d’opposer leur enthousiasme à ces forfanteries insensées. Quoi donc ! est-il décidément vrai, comme on l’a dit, que Tartufe aujourd’hui n’aille plus à la messe, qu’il ne parle plus de sa haire et de sa discipline, mais que, le front haut, le sourire sur les lèvres, et parodiant ce don Juan qui l’imitait jadis, il fasse parade de vices qu’il n’a pas ?

J’aime beaucoup mieux M. Gutzkow lorsqu’il raconte les piquantes aventures de son dieu indien. Maha Guru, histoire d’un dieu, est un livre fin et spirituel, où l’ironie est douce et conduite avec art. Il y a là plus d’une intention comique, plus d’une fine satire, et M. Gutzkow, en persévérant dans cette voie, pouvait se créer une originalité véritable que l’art n’eût point repoussée. Je connais peu d’inventions aussi plaisantes que celle-là : ce pauvre statuaire indien, ce directeur de la manufacture d’où sortent les images du culte du Lama, accusé d’hérésie et d’athéisme, parce qu’il a un peu changé le type consacré, parce qu’il a raccourci ou allongé le nez d’un dieu ; le concile de Lassa qui délibère sur ce crime, et se décide à condamner sans miséricorde une atteinte si grave portée aux dogmes ; les plaintes résignées du pauvre Hali-Yong, c’est le nom du statuaire ; l’horreur qu’il a lui-même de son crime, le voyage qu’il entreprend avec une obéissance