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se forme pour donner une direction plus active à une philosophie qui a perdu le sentiment du monde réel, si elle nous demande quelques-unes de nos qualités fermes, sensées, pratiques, du premier coup elle va tout compromettre, elle nous empruntera ce qu’il y a de plus contraire à l’esprit de son pays, elle nous prendra les excès que nous avons repoussés ; que dire enfin ? elle tuera l’esprit national pour lui apprendre à vivre. Quand M. Bruno Bauer s’écrie dans un article reproduit par les Anecdota : « Nous aussi, nous avons nos prophètes ; nous aussi, nous avons un patriarche, c’est le patriarche de Ferney ; nous aussi, nous avons un grand nombre de saints, ils ont parlé français : étranges saints ! et cependant ce sera la gloire éternelle du XVIIIe siècle de leur devoir son nom ; » quand M. Bruno Bauer écrit ces lignes, je ne sais si je dois m’en réjouir pour la France. Assurément, il est bien que l’Allemagne, après nous avoir injuriés si longtemps, reconnaisse enfin la grandeur de l’esprit français, et sa puissance dans le mal, hélas ! comme dans le bien. Cependant je ne suis pas sûr que M. Bauer et ses amis ne vantent pas dans la France du XVIIIe siècle ce que nous avons blâmé et séparé des luttes légitimes ; surtout je ne sais pas bien si l’hommage qu’il nous rend ici ne lui est pas arraché plutôt par sa colère contre son pays que par sa reconnaissance pour nous. Certes, je ne crois pas à la supériorité philosophique de l’Allemagne ; s’il s’agit de la profondeur des spéculations, je ne crois pas que le pays de Descartes et de Malebranche ait rien à envier au pays de Leibnitz ; en fait de philosophie pratique, je doute que les tribuns de l’Allemagne nouvelle puissent susciter un homme qui égale jamais Voltaire, je ne dis pas seulement pour son esprit, qui est incomparable, je dis pour ses qualités sérieuses, mêlées à tant de misères morales, pour sa haine de l’oppression et son ardent amour de l’humanité. Quand je lis chez tant d’écrivains, du Rhin jusqu’au Danube, une admiration si complaisante pour les priviléges de leur génie métaphysique, je souris, et je serais très heureux d’apprendre que l’Allemagne renonce à ses dédains surannés. Mais, encore une fois, ne faudrait-il pas nous défier des éloges de M. Bruno Bauer, si nous ne les devions qu’à la fureur d’un publiciste en guerre avec l’esprit de son peuple ?

C’est aussi la colère qui a dicté les Vingt-et-une Feuilles récemment publiées par M. George Herwegh. La polémique de M. Arnold Ruge, dont les Anecdota nous ont donné une idée, avait fait sur la pensée publique une impression trop fâcheuse pour que la suppression de son journal pût exciter beaucoup de mécontentemens. Les hégéliens