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vers le quartier général de la prostitution, j’ai remarqué que les abords en étaient généralement moins ignobles qu’ailleurs. Cela s’explique par le concours de deux circonstances qui sont décisives. En premier lieu, on comprend que les prostituées, si j’ose m’exprimer ainsi, les plus décentes accourent à Manchester, puisque Manchester est, en fait de débauche, le rendez-vous des gens comme il faut. « Il n’y a pas de maison de première classe à Rochdale, dit naïvement M. Logan, parce que les gentlemen visitent Manchester. » D’un autre côté, la prostitution officielle ne pourrait que glaner dans les rangs inférieurs d’une société où la prostitution clandestine est tellement répandue, et où la chasteté, au lieu d’être la règle parmi les femmes, tend de plus en plus à devenir l’exception.

Le nombre des femmes à Manchester excède[1] notablement celui des hommes ; dans une société protestante, qui repousse les communautés religieuses, cette disproportion entre les sexes doit mener une certaine irrégularité de mœurs. La nature a voulu que le nombre des mâles dominât dans les naissances, parce que, les chances de mortalité étant moins grandes pour les femmes, l’excédant disparaît et l’équilibre se rétablit bientôt, grace aux accidens ordinaires de la vie. Toute société dans laquelle les femmes sont beaucoup plus nombreuses ou beaucoup moins nombreuses que les hommes va donc contre l’ordre providentiel des choses, et doit tomber dans une infaillible dégradation. Les districts manufacturiers, où dominent les femmes et les enfans, ne se trouvent pas dans une bien meilleure position que les colonies pénales de l’Angleterre, où l’on compte deux hommes pour une femme, et la promiscuité doit y régner aussi à quelque degré.

Indépendamment de cette circonstance, le système manufacturier, tel qu’on le connaît aujourd’hui, est loin de favoriser la régularité de la conduite. En rassemblant tant d’hommes, tant de femmes et tant d’enfans, sans leur proposer un autre lien que le travail, on fait naître et fermenter des passions que l’on ne cherche pas ensuite à contenir, et qui finissent par se donner un libre cours. Le mélange des sexes et la chaude atmosphère des manufactures agissant sur l’organisation comme l’ardeur du soleil dans les pays méridionaux, la puberté se déclare avant que l’âge et l’éducation aient pu développer le sentiment moral. Les filles de fabrique ne connaissent pas la pudeur. Leur

  1. D’après les documens officiels, on compte à Manchester 154,336 femmes contre 141,857 hommes ; excédant 12,479, ou près de 3 pour 100.