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ment ; un fileur est hors de service à cinquante ans. Aucune ville ne renferme proportionnellement plus de veuves ni d’orphelins, et dans 435 cas sur 1,000, le père de famille meurt de consomption.

L’aspect général de la population ne dément pas ces lamentables données de la statistique locale. Les ouvriers de Manchester sont pâles et grêles ; leur physionomie n’a pas cette animation qui est le signe de la force et de la santé. La beauté des femmes disparaît, et la vigueur des hommes, qui décline, est remplacée par une énergie fébrile. Les régimens levés dans le Lancashire, de l’aveu des officiers de recrutement, ne résistent pas à la fatigue. Il est visible que la race s’abâtardit. Les ouvriers eux-mêmes ont le sentiment de cette dégradation de l’espèce ; on en trouvera la preuve dans la déposition faite en 1833 devant la commission des manufactures par un mécanicien âgé de cinquante-un ans, et né par conséquent dans le XVIIIe siècle, M. Titus Rowbotham :

« Lorsque j’arrivai à Manchester, en 1801, les ouvriers comme moi étaient mieux nourris, mieux vêtus, plus moraux et d’une plus vigoureuse constitution. Les enfans aujourd’hui sont une race plus faible que n’était celle de leurs parens. Ils ne sucent pas un lait aussi nourrissant ; leurs mères n’ont ni temps ni instruction à leur donner ; ils ont des penchans plus vicieux et sont plus démoralisés.

« Quand je commençai à travailler à la manufacture de coton, les ouvriers n’étaient pas régulièrement dressés à ce travail. On prenait des menuisiers, des charpentiers, et même des charbonniers, pour en faire des fileurs. Ils recevaient des salaires élevés, bien que ce fût les pires travailleurs que l’on enlevait aux autres métiers. Ces hommes, en passant dans l’industrie manufacturière, y amenaient des femmes qui avaient été habituées, comme eux, à travailler en plein air (out-door employment). Leurs enfans, élevés dans les manufactures, eurent une constitution plus faible, et les enfans de ces enfans sont encore plus faibles maintenant.

« Les impressions de ces premiers temps sont encore vivantes dans mon esprit. J’ai devant les yeux l’image de ceux qui ont vécu, comme s’ils n’étaient pas couchés dans leur cercueil. Les hommes que je vois aujourd’hui ne leur ressemblent pas. J’ai vu trois générations d’ouvriers. Je connais maintenant des hommes qui sont de mon âge, et même plus jeunes que moi, et qui ont passé leur vie à tourner la mule-jenny. Leur intelligence s’est affaiblie, et elle s’est desséchée comme un arbre. Ils sont devenus pareils à des enfans et ne sont plus tels que je les ai connus autrefois. Je sais plusieurs exemples d’ou-