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Dans sa théodicée, M. Bouvier pense en exorciste plutôt qu’en philosophe ; dans sa morale, il donne à certaines questions des solutions souvent fort contestables. Ainsi, et nous aurons occasion de revenir sur ce point, il enseigne que l’esclavage considéré en soi est une chose absolument licite. En politique, M. l’évêque du Mans semble avoir pris à tâche d’appliquer les doctrines du probabilisme aux cas de conscience de tous les partis. Les princes, dit-il, ne sont point obligés par les lois qu’ils ont faites, attendu que nul ne s’oblige soi-même ; puis il défend la légitimité des coups d’état ; de déductions en déductions, il en arrive ensuite au licet occidere tyrannum, en tant que le tyran est usurpateur, et il déclare en outre qu’il faut regarder comme des amis et des bienfaiteurs les armées étrangères qui défendent, lorsqu’il y a usurpation, la cause du prince légitime contre les sujets rebelles. La science, on le voit, n’est plus ici, comme aux beaux jours du maître des sentences, que l’humble servante, non pas de la théologie, mais tout simplement de la casuistique, et telle est dans l’enseignement ecclésiastique la disette de livres vraiment sérieux que les Institutions de M. Bouvier sont aujourd’hui à leur sixième édition, et qu’elles forment la base de l’enseignement philosophique dans les grands et dans les petits séminaires, où elles remplacent la Philosophie de Lyon. Cette dernière du moins était cartésienne, et M. Bouvier répudie le cartésianisme ; là est tout le progrès du livre ! Que reste-t-il donc au clergé militant parmi ses philosophes ? M. l’abbé Bautain, qui fut pendant quelque temps le Pierre l’Ermite de la grande croisade contre la raison, dont M. de Lamennais fut le saint Bernard éloquent et hétérodoxe. Arrêtons-nous donc à M. l’abbé Bautain.

Elève de l’École normale, éclos dans l’Université, M. Bautain a rompu avec les traditions universitaires, tout en gardant sa chaire de philosophie. Il entre dans les ordres vers trente ans, à l’époque où les idées sont ordinairement fixées, et change de doctrines en changeant d’habit ; professeur de philosophie, il nie la philosophie en récusant la raison, sous prétexte qu’elle ne peut même pas servir à prouver l’existence de Dieu. L’évêque de Strasbourg, M. de Trévern, qui avait conféré la prêtrise à M. Bautain, s’alarme de ce pyrrhonisme, et menace de faire parler les censures ecclésiastiques, de façon que c’est le vieux prélat, mûri par l’expérience de l’église et de la vie, qui défend la raison, au nom de l’autorité, contre les ardeurs juvéniles du néophyte transfuge de la philosophie qu’il enseigne. M. l’évêque de Strasbourg a même ôté à M. Bautain les pouvoirs spirituels ; il y a eu schisme dans le diocèse, et M. Bautain a fait le voyage de Rome. Il en est revenu, après amende honorable, absous et apaisé mais, à l’occasion, il souffle encore cette pauvre petite lueur tremblante qui nous éclaire. En effet, les livres qu’il a publiés récemment semblent prouver qu’il garde à la raison de vieilles rancunes, et qu’ils seront toujours, elle et lui, au plus mal ensemble. Il suffit d’ouvrir, pour nous en convaincre, sa Psychologie expérimentale.

Pour traiter de la psychologie, M. Bautain commence par faire table rase