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sombres. Qu’avons-nous trouvé en outre dans les utopies socialistes et politiques ? D’une part, des rêveurs qui construisent un monde impossible, en dehors des conditions éternellement nécessaires au repos et à la vie des sociétés ; de l’autre, des agitateurs emportés qui nous rendent le catholicisme de la ligue et la démocratie de quatre-vingt-treize. Heureusement, pour remuer le monde, qui a gagné de l’expérience en vieillissant, il faut aujourd’hui autre chose que des phrases et des pamphlets ; la société ne recule pas de plusieurs siècles en un jour, elle ne se jette pas non plus d’un seul bond dans tous les hasards d’un avenir inconnu.

IV. — les mystiques et les thaumaturges.

À ne juger notre époque que par la surface et les actes de la vie pratique, on peut se croire bien loin du moyen-âge. Certaines traditions du XIIe siècle cependant sont vivantes encore parmi nous. Il semble que le passé ne meurt jamais tout entier, et quelques rêveurs, comme effrayés des clartés de leur temps, se sont rejetés vers l’ombre. Le mysticisme, mais un mysticisme qui n’oblige pas, qui ne se macère pas, qui ne s’humilie pas, s’est ranimé avec son spleen maladif, ses faiblesses énervantes, ses défaillances amoureuses. Il a demandé au passé ses visions, ses extases ; il nous a rendu ses prophètes et ses thaumaturges.

Ici, comme toujours, dans cette renaissance religieuse, on a commencé par des évocations des vieux ages. Bonaventure, Louis de Blois, tous les moines qui vivaient à genoux et qui mouraient sur la cendre, sont sortis, habillés en Français du XIXe siècle, de la poussière séculaire où l’indifférence les avait laissés dormir si long-temps. Cette littérature ressuscitée des pieux soupirs, des saints embrasemens, trouve un public nombreux et fidèle ; les mystiques, dans la librairie religieuse, ont tous les honneurs de la vente, et, pour faire juger de la popularité dont ils jouissent, il suffira de citer la passion de la sœur Emmerich, qui s’est débitée à quatorze mille exemplaires. Ce fait, du reste, est significatif, car on voit par là que le catholicisme aujourd’hui agit plutôt par le sentiment que par la doctrine, ce qui doit nécessairement jeter les esprits dans une religiosité flottante et vague, au lieu de les tourner vers la pratique.

Les cantiques des morts ont de notre temps trouvé des échos ; le rosier du jardin de Marie s’est couvert de fleurs nouvelles, et les mystiques modernes, qui sont comme les romantiques de la foi, ont écrit leurs élévations et leurs mystères. Le vieux mysticisme cependant ne suffit pas toujours à nos chrétiens progressifs ; il s’exalte et s’exagère encore dans les ames brusquement saisies par la grace, et il en est qui vont jusqu’à nous promettre dans ce monde cette vision béatifique que le moyen-âge lui-même avait désespéré d’atteindre.