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CRITIQUE HISTORIQUE.

ans que j’ai été attaché à lui ; mais je dis devant Dieu, en présence duquel j’écris, et dans un livre fait pour l’honorer, et où je ne voudrais pas y avoir avec l’Évangile qui y est contenu, une menterie ; je proteste donc devant Dieu que je n’ai jamais connu une ame si terrestre, si vicieuse, ni un cœur si ingrat que M. le Prince, ni si traître, ni si malin ; car, dès qu’il a obligation à un homme, la première chose qu’il fait est de chercher en lui quelque reproche par lequel il puisse en quelque façon se sauver de la reconnaissance à laquelle il est obligé, qui est une chose diabolique, et qu’il n’y a jamais eu que M. le Prince qui ait été capable de la penser, et, qui plus est, de la mettre en pratique. Il ne cherche de plus qu’à diviser ceux qui sont près de lui, et me disait à Bruxelles : « Coligny, quand je serai arrivé à Paris, il y aura bien des gens qui auront de grandes prétentions de récompenses ; mais il n’y en a pas un à qui je n’aie à répondre et à lui faire quelques reproches qui égalent les obligations qu’on croit que je puis lui avoir. » C’est-à-dire en bon français que, devant de partir de Bruxelles, il était déjà résolu de ne faire justice à personne, et, avant que les obligations qu’il avait aux gens eussent cessé, il commençait déjà à mitonner son ingratitude et à se préparer à ne reconnaître personne. Je voudrais bien savoir si le diable le plus exécrable de l’enfer a eu de telles pensées ; mais il n’en eut et n’en aura jamais d’autres, il en est incapable. M. de La Rochefoucauld m’a dit cent fois qu’il n’avait jamais vu homme qui eût plus d’aversion à faire plaisir que M. le Prince, et que les choses mêmes qui ne lui coûtaient rien, il enrageait de les donner, vu qu’en les donnant il aurait fait plaisir. Le b… qu’il est, et je le maintiens b… sur les saints Évangiles que je tiens en main, le b… donc avéré, fieffé, n’a que deux bonnes qualités, à savoir : de l’esprit et du cœur. De l’un, il s’en sert mal ; de l’autre, il s’en est voulu servir pour ôter la couronne de dessus la tête du roi. Je sais ce qu’il m’en a dit plusieurs fois, et sur quoi il fondait ses pernicieux desseins ; mais ce sont des choses que je voudrais oublier, bien loin de les écrire. » Ce portrait, à part quelques exagérations de complice trompé, et cette révélation de projets ambitieux dont on ne retrouve aucune trace dans l’Histoire de France sous le ministère du cardinal Mazarin, est exact dans sa rude franchise, du moins en ce qui concerne la jeunesse du prince de Condé. M. Bazin n’a pas eu plus d’indulgence que Jean de Coligny pour le grand capitaine ; il a su écarter le voile qui couvrait à distance ses fautes, ses faiblesses, ses intolérables caprices, et nous le dépeindre tel que l’avaient connu les contemporains. On voit en quelque sorte se mouvoir ce rebelle de si haut rang ; on entend ses bruyans éclats de rire et ses hautaines reparties ; on devine son orgueil, ses brusqueries, ses hésitations entre la cour et la fronde, ses colères de lion emprisonné dans les redoutables filets de la chicane parlementaire, ses prétentions à une influence absolue en présence d’une femme et d’un enfant, son mépris pour le Mazarin, quelle que soit la nature de leurs relations, toutes ses fantaisies de chef de parti désappointé, lorsque l’autorité royale a repris le dessus. Narrateur sérieux et écrivant deux cents