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limites modérées. Le progrès parcourt une étape au bout de laquelle il doit fatalement s’arrêter, et le haut rang dont je parle se conquiert plutôt qu’il ne se gagne. Dès ses seconds débuts à Paris, Rubini fut ce grand maître qu’il est encore aujourd’hui à Pétersbourg. Pour la force et l’ampleur du son, M. de Candia me paraît de beaucoup l’emporter sur Salvi. Ainsi dans le magnifique adagio du troisième acte de la Lucia, où M. de Candia trouvait de beaux accens, même après Rubini, Salvi demeure tout-à-fait insuffisant. Mais ce qu’il dit à ravir, ce qu’il chante avec une onction remplie de grace et de délicatesse, c’est la romance de Chalais dans Maria di Rohan : Alma soave. On n’imagine rien de plus pur, de plus tendre, de plus délicieusement nuancé que l’exécution de cette aimable cantilène, où sa voix donne, avec un rare bonheur, tout ce qu’elle a d’exquis. Ainsi, pour l’expression, l’ampleur et le style dramatique, M. de Candia ; pour la grace, le chant nuancé, le goût pur, Salvi ; celui-ci pour Chalais, celui-là pour Rawenswood. Voilà l’héritage de Rubini tombé en bonnes mains. Est-ce à dire qu’ils parviendront à deux à combler ce vide immense que laisse l’absence d’un seul ; non, certes, deux hommes ne feront jamais ce qu’a pu faire seul celui dont ils prennent la tâche, et d’ailleurs ce qu’on a perdu ne se retrouve pas, dans les mêmes conditions du moins. Mais, par cette combinaison nouvelle, l’ensemble du Théâtre-Italien sera plus riche encore et plus imposant qu’autrefois, et quant à l’individualité dominante, s’il en existe, elle s’est déplacée, elle a passé du ténor au baryton, et le virtuose par excellence ne s’appelle plus aujourd’hui Rubini, mais Ronconi.

Jusqu’à présent, les honneurs de la saison ont été pour la Maria di Rohan de M. Donizetti, partition incomplète sans doute, mais qui justifie par certains mérites la double faveur qu’elle a trouvée à Vienne et à Paris. Il est rare que, dans le cours d’un ouvrage en trois actes, M. Donizetti ne saisisse pas au vol quelques-unes de ces mélodies qui séduisent irrésistiblement une salle, pourvu qu’elles passent par le gosier des chanteurs italiens. Cela trouvé, tout va pour le mieux, et l’infatigable maëstro triomphe une fois de plus. Je ne m’explique pas autrement les vicissitudes de la fortune musicale de M. Donizetti, qui, avec deux partitions de mérite à peu près égal, va réussir à Ventadour et tomber à l’Opéra. C’est qu’aux Italiens l’auteur de Maria di Rohan combat en s’appuyant sur la Grisi, sur Ronconi et Salvi, tandis qu’à l’Académie royale de musique le diantre de Dom Sébastien en est réduit à ses propres forces pour se tirer d’affaire ; et franchement, avec sa manière de travailler d’aujourd’hui, être seul ce n’est point assez. Dans Maria di Rohan, les motifs bien trouvés ne manquent pas, et l’on citerait au besoin plus d’une excellente inspiration : la cavatine de Maria, la romance de Chalais dont nous parlions tout à l’heure, le duo semi-seria entre Chalais et le comte de Rohan sont des morceaux de choix par lesquels les deux premiers actes se recommandent. Quant au troisième, je n’hésite pas à le dire, si le reste de la partition répondait au style de cet acte, la Maria di Rohan prendrait place à bon droit entre les deux chefs-d’œuvre de M. Donizetti. Peut-