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bohémienne, pour s’être déplacée quelquefois, ne s’en est pas moins continuée presque sans interruption depuis les premières années du règne de Louis XIV jusqu’à notre époque. Cet abus n’a pas eu dans tous les temps le même caractère, et il ne sera pas inutile à notre sujet de rappeler comment les choses se sont successivement passées.

II. — HISTORIQUE DE LA CONTREFAÇON DES LIVRES FRANCAIS.

Indépendamment du préjugé national qui a perpétué le mal dont nous nous plaignons, une autre cause a contribué dans le principe à favoriser et à justifier en quelque sorte l’existence de la contrefaçon étrangère, tant qu’a duré la monarchie absolue en France. La publication de la pensée était soumise alors à une tutelle rigoureuse dont elle dut chercher à éluder le joug. La contrefaçon s’établit et prit racine en Hollande, pays de liberté où l’imprimerie jouissait de la plus entière franchise, parce que la flamme de ces autodafés burlesques dont le XVIIIe siècle vit les dernières lueurs n’y pouvait atteindre les livres exilés. C’est là que paraissaient tous les pamphlets sur la religion et sur la politique par lesquels des penseurs audacieux pour leur temps préparaient les coups plus hardis de la philosophie voltairienne. L’éditeur qui avait imprimé un livre original ne se faisait aucun scrupule de réimprimer le lendemain un autre livre écrit dans la même langue étrangère. Ce qu’il y a de curieux, c’est que selon la loi hollandaise, la priorité du délit constituait un droit de propriété pour le contrefacteur. C’étaient, du reste, des imprimeurs dont le nom a passé à la postérité en compagnie des Manuce, des Estienne et des Plantin, c’étaient les Elzevir qui s’étaient donné le monopole des contrefaçons françaises. Il est probable qu’ils ne croyaient pas, en agissant de la sorte, dérober aux écrivains la juste rémunération de leur travail. L’opinion ne flétrissait pas encore l’industrie à laquelle ils se livraient en toute sûreté de conscience. Quoi qu’il en soit, si les éditeurs de Hollande professaient des idées assez fausses en matière de propriété littéraire, du moins ils contribuaient, par la reproduction des ouvrages défendus en France, à la diffusion des idées françaises, du moins ils avaient pour excuse leur amour éclairé des chefs-d’œuvre qui sortaient de leurs presses, et ils étaient encore de cette savante lignée d’imprimeurs dont les soins dévoués avaient soustrait l’art antique aux outrages de la barbarie et du temps.

Il semble que ce grand levier de popularité européenne, la contrefaçon hollandaise, n’eût été préparé que pour fonctionner au profit de la gloire impériale de Voltaire, qui en fit un usage incessant. Homme d’esprit en toute chose, Voltaire a même été soupçonné plus d’une fois d’avoir gâté par des spéculations secrètes le métier de la contrefaçon et d’avoir corrigé, aux dépens de la librairie privilégiée, le mal qu’elle aurait pu lui faire. Le fait est que, tant qu’il vécut, la contrefaçon fut partout, en Hollande, à Genève, à Paris même… Multipliés par la persécution, les écrits de l’école philosophique paraissaient dans deux pays à la fois, imprimés sur des copies que l’auteur se laissait dé-