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Cependant, on le devine, c’est surtout, c’est seulement comme le poète, en quelque sorte officiel et déclaré, de la république française qu’il apparaît tout d’abord aux yeux de l’histoire littéraire. Rouget ne laissa échapper que par hasard le cri de la Marseillaise, et l’Ode au Vengeur de Le Brun ne fut qu’un énergique accent de sa vieillesse. Chénier, au contraire, est jeune quand la révolution s’ouvre ; sa renommée commence, grandit et s’achève (bien injustement) avec elle. La révolution ! n’est-ce pas lui qui l’inaugure au théâtre par Charles IX ? n’est-ce pas lui qui l’accompagne aux frontières avec le Chant du Départ ? n’est-ce pas lui enfin qui demain, lorsqu’elle sera vaincue au dedans, lorsqu’elle devra courber son front sous le joug d’un soldat, n’est-ce pas lui qui rendra encore à la liberté le plus grand hommage qu’elle puisse recevoir, la flétrissure de la tyrannie ? Tibère, la Promenade, l’Épître à Voltaire, sont la protestation suprême des tribuns de la convention contre l’empire, des restes de l’esprit inquiet du XVIIIe siècle contre le retour des idées religieuses et contre la réaction monarchique. Encore une fois, Chénier apparaît au seuil de l’ère nouvelle comme le dernier représentant de la poésie du passé, comme l’écrivain le plus en vue de la période républicaine.

Telle est sa place avouée. Déjà dans ce rôle, qu’on est unanime à reconnaître, il y aurait, ce me semble, une page d’histoire et de critique véritablement digne du regard. Si on se demande en effet quelle fut la destinée, quel fut le rôle des lettres dans une révolution amenée surtout par les lettres, le problème ne semblera pas dépourvu de tout intérêt. Eh bien ! on peut dire qu’à elle seule la biographie de Chénier répond à cette question par un exemple notable et presque suffisant. Toutefois je ne dissimulerai pas qu’un autre but, un but auquel j’attache plus de prix, m’a amené avant tout à cette étude d’une vie mal connue et d’ouvrages qui n’ont pas, dans l’estime de la foule, la place à laquelle ils auraient droit, la place que l’avenir certainement leur accordera. J’ai hâte pourtant de le dire, il ne s’agit pas ici d’une de ces réhabilitations dont le goût a presque toujours à se méfier, quand le bon sens lui-même ne s’y trouve point compromis ; le public, averti par l’expérience, ne se laisse plus guère duper à ces jeux du paradoxe. On aura beau faire, sauf quelques rares exemples, c’est de la mort en poésie qu’il reste surtout vrai de dire qu’elle est inflexible et sourde, qu’elle garde éternellement sa proie. Après tout, la nécromancie n’est pas l’affaire des critiques, et chacun maintenant sait à quoi s’en tenir sur les évocations littéraires. Avec tous ces efforts, on n’aboutit guère qu’à des prosopopées ; il vaut mieux laisser cela aux