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de surveiller l’éducation de ses quatre fils, Mme de Chénier s’était fixée à Paris vers 1773 ; son mari, qu’elle avait laissé en Afrique, faisait çà et là quelques apparitions en France près de sa famille. Ces absences et ces retours se continuèrent ainsi jusqu’en 1784, époque où M. de Chénier, par une intrigue de bureaux, fut mis prématurément à la retraite. La société brillante, les nombreux artistes, les écrivains célèbres que Marie-Joseph rencontrait dans le salon de sa mère, ce contact continuel d’une jeune et ardente ambition avec la renommée achevèrent de lui donner le goût des vers. On l’a dit spirituellement, la tragédie n’était alors qu’une continuation de la rhétorique. Chénier, dans sa hâte, n’eut pas la patience d’attendre : c’est au théâtre même qu’il fit sa rhétorique.

Dès le début, les goûts opposés, les caractères tranchés des deux frères se marquent ainsi par le contraste. André, à seize ans, sait le grec, il traduit Sapho, il recueille sur les lèvres de sa mère ce doux parler qui lui explique mieux encore les enchantemens de la poésie d’Homère et de Moschus. C’est une abeille de l’Hybla ; il amasse patiemment son butin pour l’avenir. L’ombre lui convient, et il n’aspire point tout d’abord au tumulte de l’arène, il n’a pas le goût du cirque ; une commotion sociale sera nécessaire pour qu’il se hasarde à la publicité :

Ne connaissant personne, inconnu, seul, tranquille,
Ma voix humble à l’écart essayait des concerts.

Le contraire arrive chez Marie-Joseph : ces retours laborieux à l’antiquité, ces tentatives mystérieuses, ces essais lents et avares ne vont pas à sa nature empressée ; toute son érudition c’est Voltaire et un peu Racine. La scène le tente tout de suite : on y escompte la gloire en une soirée. Voilà avec quelles dispositions d’esprit et de cœur les deux frères quittèrent presque en même temps le collége pour entrer dans le monde ; l’un mélancolique, réfléchi, passionné, ami des solitudes et du travail, ne vivant que pour deux choses, l’art et l’amour, c’était André ; l’autre, plus bruyant, plus extérieur, à la fois vaniteux et généreux, irascible et obligeant, désireux de retentissement et de succès, c’était Marie-Joseph. Mais pourquoi les séparer déjà, pourquoi prêter d’avance une arme à l’implacable calomnie ? Je voudrais plutôt les laisser long-temps auprès de cette mère pleine de tendresse et de grace, qui aimait les lettres et à qui les lettres devaient être plus chères encore, puisqu’elle en espérait la gloire de ses fils. C’est Marie-Joseph qui a dit dans une épître à son père :