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réussit à modérer, par ses conseils, cette ardeur anticipée et impatiente. Toutefois Marie-Joseph ne renonça pas aux palmes que lui montrait l’avenir ; de loin, malgré ses chutes récentes, il entrevoyait la célébrité, il disait à son père lui-même :

Ton nom chez les Français ne sera pas sans gloire ;
Leur estime t’est due, et tes fils à leur tour
Sauront, n’en doute pas, la conquérir un jour ;

Cette confiance était légitime, et la prophétie s’est réalisée.

Marie-Joseph aimait passionnément les arts ; un tableau de son cher David, une symphonie de son ami Le Sueur, l’animaient au travail, lui inspiraient une généreuse rivalité. Pendant les trois années de retraite qu’il passa dans l’intimité de ces artistes, il s’occupa plus que jamais de littérature et devint attentif à la grande lutte politique qui s’annonçait, mais il ne chercha plus la publicité. Il vivait alors à Passy ; il y était heureux, et c’est de ces années de sa retraite qu’il a pu dire plus tard dans la belle élégie de la Promenade :

Jours heureux, temps lointain, mais jamais oublié,
Où tout ce dont le charme intéresse à la vie
Égayait mes destins ignorés de l’envie.

C’est à peine si, durant cet intervalle de bonheur, on voit Marie-Joseph publier, fort obscurément, un petit poème sur l’assemblée des notables, que La Harpe, avec raison, jugea notablement mauvais. La colère toutefois le fit sortir un instant du silence qu’il s’était imposé : on sait si Chénier avait l’épiderme sensible. En 1788, Rivarol et Champcenetz donnèrent leur Petit Almanach de nos grands hommes : c’était une corbeille de petites boules fulminantes jetées dans la rue pour taquiner les passans. Celle sur laquelle marcha Chénier ne dut pas faire grand bruit, et c’est à peine si un pied plus habitué aux hasards de la route s’en serait aperçu. On le rangeait avec deux ou trois rimeurs inconnus dans la bande des fugitifs ; on le donnait comme l’éditeur des Étrennes à Polymnie. La plaisanterie était innocente ; mais Chénier, qui ne quittait pas le cothurne, se fâcha tout de

    intéressantes, puisées dans une observation intelligente des lieux mêmes et des choses que l’auteur ait vues. Le volume qu’il donna deux ans plus tard, sous le titre de Révolutions de l’Empire Ottoman, se recommande par les mêmes qualités d’exactitude et de sens. Quand il dit de la Turquie : « Semblable à un lion fatigué par le combat, c’est presque dans le sommeil qu’on lui voit acquérir de nouvelles forces. » il me semble entendre un écho de la poésie de ses fils. Il y a des familles privilégiées. M. de Chénier mourut en 1796.