Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 5.djvu/262

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
258
REVUE DES DEUX MONDES.

une nécessité du temps. Au-delà des Alpes, elle avait amené la mâle sécheresse d’Alfieri et coïncidé avec la réaction d’archaïsme contre la mollesse de Métastase. En France, elle fit succéder à la grace minaudière des tableaux de Boucher l’imposante raideur de David, à la fadeur de Bernis et de Dorat la poésie tendue de Le Brun et de Chénier. Chénier avec sa forme froide, dure, ampoulée, mais ferme et quelquefois éclatante, était l’interprète vrai de son temps. Cela correspondait merveilleusement à l’imitation des mœurs latines, à tous les souvenirs du forum qu’affectaient les tribuns drapés en Brutus. Dès-lors, le drame ne chercha plus à peindre la vérité historique ; il voulut seulement mettre des opinions en présence. Dans le théâtre de Chénier, l’homme du moyen-âge est naturellement un aristocrate, le Romain est naturellement un patriote.

Entre les mains de Voltaire, la tragédie avait été une arme tantôt contre la religion, tantôt contre le despotisme. En mettant la Saint-Barthélemy au théâtre, en faisant audacieusement de Charles IX un prince qui tirait sur ses sujets au nom même du fanatisme, Marie-Joseph se trouva concentrer en une seule œuvre, résumer d’un coup toutes les haines, toutes les espérances que les poètes avaient laissé éclater au théâtre depuis cinquante ans. Non-seulement Chénier était par là fidèle à l’opinion, mais on peut dire qu’ici il la devançait avec hardiesse. Charles IX, en effet, avait été commencé dans la première fermentation politique, pendant la lutte de Brienne et du parlement ; dès l’été de 88, c’est-à-dire avant le second ministère de Necker, avant l’assemblée des notables, Chénier lisait sa pièce aux comédiens. Le poète, depuis, a revendiqué avec jalousie cette précocité d’audace : « J’ai conçu, dit-il, j’ai exécuté avant la révolution une pièce que la révolution seule pouvait faire représenter. » Une cour avilie avait bien pu, en effet, s’intéresser et applaudir à une comédie comme Figaro, où elle était bafouée : on s’étourdit en riant ; mais il fallait que la monarchie même fût atteinte pour qu’on tolérât Charles IX à la scène. Cela n’était vraiment possible qu’après la prise de la Bastille.

On devine la guerre d’avant-garde qui dut précéder cette grande bataille littéraire. Après avoir lutté pendant un an contre la censure, contre les gentilshommes de la chambre, contre le lieutenant de police, contre les ajournemens timorés des comédiens, Chénier finit par éclater. Les retards apportés à son Henri VIII, que Suard refusait obstinément de viser comme censeur, avaient mis sa patience à bout. Fatigué de ces sourdes résistances, il fit appel aux journaux, il publia des brochures, il chercha à soulever les faciles susceptibilités de l’opi-