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patriote, amène forcément le sourire. Ce mélange bâtard du drame larmoyant de La Chaussée, de l’idylle béate de Gessner, et de la sentimentalité niaise de Numa Pompilius, fait un singulier effet à distance. Qui ira désormais chercher à travers ce fatras les quelques vers touchans et purs qui se détachent çà et là dans la facile prolixité de l’ensemble ?

Depuis la Religieuse de Diderot, ce fut la mode de prendre des canevas de romans et de drames dans les mystères de la vie monastique ; de très bonne heure, La Harpe s’y était essayé dans Mélanie. La révolution redoubla ce goût : on eut tour à tour les Rigueurs du Cloître de Fiévée, le Fénelon de Chénier, les Victimes cloîtrées de l’acteur Monvel, et vingt autres essais oubliés. Ce même Monvel avait trouvé des inspirations magnifiques dans le rôle de Fénelon : mais on remarqua que quelques mois plus tard il joua avec le même succès, et en s’en glorifiant, le rôle de Marat, Fénelon et Marat ! C’est la même année aussi que ces deux noms se rencontrent dans la biographie de Chénier. Tels sont les contrastes, les inconséquences de cette étrange époque. La vie de Chénier en est remplie. Courageux comme poète, il ne le fut pas toujours comme citoyen ; trop souvent on le voit servir par ses votes ces mêmes doctrines odieuses qu’il flétrissait au théâtre. Je m’explique ces contradictions. Quand Marie-Joseph tenait la plume, c’est son cœur qui l’emportait, et son cœur était bon ; quand, au contraire, il était à la convention ou dans les clubs, son esprit fougueux l’entraînait aux violences, ou bien il cédait à la contagion de la peur. On assure que plus d’une fois le regard sec et perçant de Robespierre arrêta sa main tremblante, sa main prête à jeter dans l’urne la boule vengeresse. Égaré par des convictions ardentes, par une passion susceptible et aveugle, Chénier ne sut pas toujours se garder, dans sa conduite politique, de la frénésie et de la faiblesse. Généreux, il ne fit pas le mal directement ; inconsistant et mobile, il le laissa faire autour de lui. Il eut de l’héroïsme par accès et de la pusillanimité par intervalles.

Les décemvirs trouvèrent que Fénelon « énervait l’énergie républicaine. » Les représentations en furent prohibées. Aussi est-ce la dernière tragédie que donna Chénier sous l’ombrageuse inquisition de la montagne. Je me trompe, Marie-Joseph fit encore, pendant le régime de la terreur, une suprême tentative. Cette tentative faillit le perdre. Dans les premiers mois de 1794, Timoléon était annoncé sur l’affiche du Théâtre de la République comme devant être joué très prochainement ; mais le bruit se répandit que l’usurpation de Tïmophane et sa