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prétexte à la haine. Je ne tairai rien d’ailleurs : il est urgent d’être net et d’aller au fond des choses.

Et d’abord racontons les faits. M. Thiers a écrit à propos de Chénier dans l’Histoire de la Révolution : « Il était franchement républicain. » Ce simple mot marque toute la différence du rôle politique d’André et du rôle politique de Marie-Joseph : André fut révolutionnaire avec la constituante, mais resta dans les rangs des monarchiens ; Marie-Joseph fut révolutionnaire encore avec la convention et accepta la terrible logique des évènemens. De très bonne heure la double couronne de poète et de tribun avait tenté le plus jeune des deux frères ; avant Charles IX, dès les premiers mois de 1788, Chénier, dans un dialogue satirique, le Ministre et l’Homme de lettres, laissait percer sa double prétention littéraire et politique :

…Savez-vous qu’Addison
Fut, quoique bel esprit, un ministre assez bon ?

L’écrivain, on le devine, se fût prélassé volontiers dans un fauteuil d’homme d’état. André n’eut pas de si bonne heure ces ambitions turbulentes ; jusqu’au dernier moment, jusqu’à ce que la révolution éclate, c’est le poète des plaisirs et de l’art pur, vivant dans cet atelier du fondeur que M. Sainte-Beuve a décrit ici même[1] avec une grace si parfaite. Dans les années qui précédèrent immédiatement la révolution, André était à Londres ; il envoyait des vers à Marie-Joseph qui, déjà tout occupé de Charles IX, lui répondait en février 88 : « Un des grands plaisirs que je puisse avoir est de recevoir de ces beaux vers que vous savez faire. » Ces bonnes relations se continuèrent après le retour d’André à Paris, qui eut lieu dans les premiers mois de 90. On était au plus vif du combat : il s’agissait des destinées de la France. André se jeta généreusement et activement dans la lutte, n’hésitant pas à quitter les chères mollesses de sa poésie pour les colères de la polémique, tout comme Vergniaud laissait la nonchalante volupté du repos pour les agitations de la tribune. Son vigoureux manifeste, l’Avis aux Français eut un retentissement immense qui ne suffit pas cependant à faire réussir sa candidature aux élections parisiennes de 91 pour l’assemblée constituante. Les divisions ne viennent qu’après la victoire : au début de l’année 91, les deux frères étaient encore animés par la communauté des vues politiques ; on les trouve dans les mêmes

  1. Voyez la Revue des Deux Mondes du 1er  février 1830.