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un rôle assez important dans les assemblées. Certes, les pamphlétaires du temps exagèrent beaucoup quand ils disent de lui :

Un tel fat est de notre sort
Le régulateur et le maître[1] ;

mais ce ton au moins montre que Chénier avait du crédit et de l’autorité. On le trouve en effet mêlé de près et avec décision à tous les évènemens d’alors, à la constitution de l’an III comme au coup d’état du 18 fructidor ; c’est lui qui, le 13 vendémiaire, brava l’émeute à la tribune, et s’écria : « Il n’y a point de transaction ; il n’y a pour la convention nationale que la victoire ou la mort. » Plus tard, Marie-Joseph ne fut pas étranger au 18 brumaire. Après avoir appuyé avec chaleur le pusillanime gouvernement du directoire, il avait fini, comme tout le monde, par le mépriser ; mais, dans ses illusions de patriote, il croyait que cet appel à la force servirait en définitive les institutions républicaines, au lieu d’amener une dictature militaire. Chénier avait une nature imprévoyante et enthousiaste.

Quand le joug de la terreur eut cessé de peser sur la France, on sentit le besoin d’un gouvernement ferme qui eût la force de résister et aux tentatives des anarchistes et aux résistances des fauteurs du royalisme. Chénier fut de ceux qui voulurent à tout prix donner quelque unité au pouvoir ; il y aida même par des duretés de parole ou par des rigueurs de votes que contredisaient ses doctrines libérales, sa foi loyalement républicaine. Il est si difficile de résister aux entraînemens des réactions. Avec sa fougue naturelle et sa susceptibilité de poète, Chénier céda quelquefois, il en faut convenir, à ces suggestions de l’humeur ; ainsi, après l’insurrection du 1er prairial, il fut sans pitié pour ses collègues compromis. L’humanité pourtant était au fond du cœur de Marie-Joseph, et son nom, après le 9 thermidor, se rattache à plus d’un généreux souvenir. On aime à rappeler que ce fut lui qui prononça, pour le rappel des conventionnels proscrits, ces belles paroles que M. Mignet a pu recueillir :

« Ils ont fui, dit-on, ils se sont cachés. Voilà donc leur crime ! et plût aux destinées de la république que ce crime eût été celui de tous ! Pourquoi ne s’est-il pas trouvé des cavernes assez profondes pour conserver à la patrie les méditations de Condorcet et l’éloquence de Vergniaud ?… Mais on craint des projets de vengeance de la part de ces hommes aigris. Instruits à l’école du malheur, ils ont appris à gémir sur les erreurs humaines. Non, non !

  1. Armand Charlemagne, le Monde incroyable, 1797, brochure in-8o.