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POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

une preuve quelconque. Tout en avouant qu’il n’avait aucune raison de croire, Morellet eut l’indignité d’écrire cette phrase : « Sultan Chénier, auriez-vous rapporté de Constantinople les mœurs des Ottomans, qui croient ne pouvoir régner qu’en étranglant leurs frères ? » Voilà, dès le début, le ton vraiment féroce de cette polémique. Aussitôt les folliculaires à gages, toute la cohue des journaux, répétèrent à l’envi le gratuit et infâme mensonge, comme s’il était avéré et patent. On l’imprima en prose, on le redit en vers, on le rima sur tous les modes. Tantôt c’était un soliloque de Chénier :

Je le jure à tes pieds par ce bras sanguinaire
Fumant encore et teint du meurtre de mon frère[1] ;

tantôt c’était une apostrophe ironique :

… On t’a vu partager son supplice
Plutôt que de descendre à cette lâcheté
De baiser des bourreaux le bras ensanglanté[2] ;

ou une affirmation brutale :

C’est un tigre, la bouche encor pleine de sang[3].

On aurait hâte de mettre un terme à ces citations affligeantes. Quel besoin, en effet, d’aller recueillir dans les journaux du temps des annonces perfides comme celle-ci : « Le citoyen Chénier refait, dit-on, la Mort d’Abel, de Gessner ? » Ces sottises atroces sont dignes de l’oubli, et il faut les y laisser : à la longue, l’indignation fait place au dégoût. Cependant il faut bien oser aller au bout, car par malheur le nom de l’abbé Morellet n’est pas le seul nom connu que je rencontre dans toute cette fange mêlée de sang. Un homme très spirituel et très aimable, que nous avons tous connu et goûté, doit, hélas ! avoir sa part de cette tache odieuse. M. Michaud, qui avait fait aussi des vers républicains, était alors mêlé aux intrigues, aux factieuses menées du royalisme, à toutes les brutales violences de la presse directoriale. Un des premiers, il avait attaqué la vie politique de Chénier dans la Quotidienne ; Chénier riposta par quelques vers mordans. À son tour, M. Michaud se vengea, mais, il faut le dire, avec rage, avec une étrange cruauté. Pendant une année tout entière, son journal, sa Nonne sanglante,

  1. Ch. Mullot, Ai-je tort ou ai-je raison ? ou La Harpe et Chénier, an V, in-8o, p. 26.
  2. Le Chevalier de Fonvielle à Joseph Chénier, 1796, in-12.
  3. Sewrin, Épître à Chénier sur l’Orgueil, an V, in-8o.