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comme on le surnommait, contint presque tous les jours quelque diatribe nouvelle avec cette épigraphe permanente : « Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ? » Ce ne fut pas tout : sous le titre de Petite Dispute entre deux grands hommes, le futur chantre du Printemps d’un Proscrit publia une satire, assez lestement tournée du reste, où on lisait des vers comme ceux-ci :

Le grand Timoléon vint apprendre aux Français
Que la fraternité n’était qu’une chimère
Et qu’on pouvait sans crime assassiner son frère ;

et à propos des autres tragédies de l’auteur de Fénelon :

........Le parterre avide
Peut toujours y trouver au moins un fratricide ;

et enfin :

Je sais bien que Chénier, fidèle à Melpomène
Peut tuer ses héros ailleurs que sur la scène.

Faisons justice en osant citer. Voilà donc à quelles extrémités l’habitude perfide de la contradiction quotidienne a pu entraîner une nature bienveillante et douce ! On va si loin malgré soi dans cette guerre avancée de la presse ! On est si facilement entraîné au-delà des bornes dans cette lutte de tous les jours, où la vue des grands horizons est voilée par la fumée du combat ! C’est un des graves dangers de ce métier de journaliste de laisser ainsi s’énerver, s’émousser en soi le strict sentiment du vrai et du bien, et, sous l’aiguillon, de se porter en revanche aux excès amers des représailles, aux injustices violentes des partis. Mais, se l’imaginerait-on ? le rédacteur de la Quotidienne ne croyait pas le premier mot de l’imputation horrible qu’il contribua plus que personne à propager. Un jour que Ginguené causait avec lui de Chénier, il convint que tout cela n’avait été qu’une stratégie de presse ; puis il ajouta crûment : « Il fallait bien le démonétiser, après tout, c’est un fameux chat que nous lui avons jeté dans les jambes. » J’ai entendu M. Michaud, dans ses dernières années, se féliciter de n’avoir pas une rancune, se flatter de n’avoir pas un ennemi, et c’était vrai. La malice même de sa causerie, l’enjouement moqueur de sa conversation, ne blessaient pas : c’était l’aménité même, et on l’aimait. Il est triste de penser où l’avaient conduit l’esprit de secte et l’excitation de la polémique. C’est un déplorable exemple.