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lègue, et il y a mis toute l’insistance, toute la chaleur d’une conviction profonde : c’est que cette conviction reposait sur des faits. Arnault avait, pendant la terreur, assisté chez le compositeur Méhul à toutes les anxiétés de Marie-Joseph ; il avait su directement les démarches faites par Chénier au péril de sa vie, il avait connu ses espérances, ses craintes, son trouble[1]. On peut objecter, je le sais, que Daunou, que Lemercier, qu’Arnault étaient tous les trois en bons termes avec Chénier, et que leurs assertions peuvent paraître empreintes d’une affectueuse partialité. Eh bien ! je suis assez heureux pour pouvoir produire deux témoignages qui n’ont jamais été invoqués et qui sont tout-à-fait sans réplique. Ce n’est pas à des partisans du poète, c’est à deux de ses ennemis les plus déclarés que je demanderai mes preuves. Devant le premier texte, les préventions les plus opiniâtres devront être ébranlées ; devant le second, il n’est plus permis à un homme honnête de garder l’ombre d’un doute.

Rœderer, sous le directoire, prenait, avec son ami Lezay-Marnezia, une part très active à la rédaction du nouveau Journal de Paris, feuille alors très importante et très répandue. Chénier y était souvent piqué : il reconnut la plume, et, avec cette impatience violente que rien ne maîtrisait, il décocha en passant dans sa Calomnie un trait contre Rœderer

Qui, de la renommée épris à son insu,
Régentait l’univers sans en être aperçu.

Roederer prit sa revanche, comme on la prenait dans ce temps-là ; il injuria chaque matin Chénier dans le Journal de Paris. Chénier, qui cette fois avait maille à partir avec un adversaire connu et influent, n’y tint pas. Le Docteur Pancrace parut. C’était une satire, c’était le début du poète dans un genre où il allait tout à l’heure exceller. Tout Paris s’arracha ce plaisant dialogue où la malice pétillait à chaque vers, et où l’ironie était encore aiguisée par un style net et de bonne venue.

  1. Mme de Genlis est toujours là quand il y a quelque chose à dire contre Marie-Joseph. Elle a raconté, dans ses Mémoires, que Chénier, ayant désiré entendre Mlle Dumesnil, alors âgée et malade, réciter au moins un vers de l’un de ses rôles, la célèbre actrice l’avait accueilli, avec intention, par ce mot de Britannicus :

    Approchez-vous, Néron, et prenez votre place.

    C’est encore un mensonge : Arnault eut connaissance directe des faits par l’acteur Dugazon, qui avait introduit Chénier chez sa vieille camarade. Le poète était, au contraire, en très bons rapports avec Mme Dumesnil, à qui il fit accorder un secours par la convention.