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après la révolution, c’était la petite pièce après le grand drame ; quant à l’empire, les individualités, comme on dit aujourd’hui, ne devaient pas y trouver place ; un homme alors absorbait à lui seul la vie publique. Il n’était plus permis de rêver le rôle de Lycurgue ou celui de Tyrtée.

En dehors même des convictions politiques, la part active que Chénier prit à la réaction thermidorienne se comprendrait : une victime chère avait été frappée à ses côtés, lui-même n’avait échappé que par miracle. On lui doit pourtant cette justice de dire qu’il s’arrêta dès qu’il crut l’œuvre de 89 compromise. L’amour ardent de la révolution était dans son cœur : il y était si profond, si aveugle même, que le caractère de plus en plus guerrier qu’elle affectait ne l’inquiétait pas. Dans son enthousiasme de poète, Chénier applaudissait sans crainte à ces hymens dangereux et sans cesse renouvelés de la victoire et de la liberté. Il ne voyait pas que l’esprit militaire mène à l’esprit de conquête, et l’esprit de conquête au despotisme de l’épée. Aussi fut-ce de bon cœur qu’il contribua au 18 brumaire : ses illusions lui restèrent jusqu’au dernier moment. Bonaparte, qui, comme les vrais politiques, ne croyait pas qu’il y ait de petits moyens, Bonaparte caressait volontiers l’auteur du Chant du départ. Un mot de compliment à la rencontre y suffisait, et Chénier payait le général en vers apologétiques qui d’ailleurs étaient sincères. Le jour où le consul vint pour la première fois occuper son fauteuil à l’Institut, en séance publique, Chénier lut une élégie sur la mort de Hoche, qui se terminait par une objurgation menaçante contre l’Angleterre, à qui il montrait s’avançant déjà vers elle

La grande nation à vaincre accoutumée,
Et le grand général guidant la grande armée.

Il y eut à ces mots des acclamations telles, qu’une larme s’échappa furtivement des yeux du héros ; il serra avec une émotion sentie les mains de Chénier. Les relations du poète avec le consul s’établissaient, on le voit, sur un très bon pied. L’année suivante, Palissot, le vieux séide de Chénier, se présentait à l’Institut. Bonaparte prit la peine de venir voter pour le protégé de Marie-Joseph ; mais un abbé Leblanc, obscur traducteur de Lucrèce, se trouva réunir plus de suffrages : « Général, dit Chénier en sortant, il vous fallait venir pour être battu. » On n’en était encore qu’aux aménités.

Cela ne dura pas. Dès que les projets de dictature de la part du consul devinrent manifestes aux plus aveugles, Marie-Joseph rentra ouvertement dans l’opposition. Bientôt même sa défiance, son humeur,