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et ainsi pendant cinquante vers, avec la même malice gracieuse, avec le même enjouement cruel. Ce n’était pas que Chénier ne goûtât le talent de Delille : il appréciait ce coquet pinceau, cette jolie palette. N’est-ce pas lui qui avait dit dans la Calomnie :

Delille nous rendra le cygne aimé des dieux ?

À l’égard de Delille, sa nature ombrageuse et partiale égara Chénier : il blessait injustement un écrivain spirituel, un homme bienveillant, duquel il n’avait jamais eu qu’à se louer. Le poète de l’Imagination lui garda long-temps rancune, mais M. Tissot finit pourtant par les rapprocher Plus tard, dans le Tableau de la Littérature, Marie-Joseph répara noblement sa mauvaise action, sans faire oublier ses vers.

L’Épître à Delille était une faiblesse d’amour-propre, Cyrus fut une faiblesse d’ambition. Lors de la fondation de l’Université, Chénier, à qui une place était devenue nécessaire, avait été nommé inspecteur général : en 1803, il fit en cette qualité dans les écoles de l’ouest une longue tournée qui acheva de ruiner sa santé déjà compromise. Il revint à Paris découragé et triste : une maladie chaque jour plus grave, une fortune ruinée qui lui laissait entrevoir les privations, une carrière politique perdue, un intérieur maussade et traversé, telle était sa situation. Une année se passa dans ces tristes préoccupations. Le poète cherchait à se distraire en corrigeant son Œdipe, qu’il aurait voulu voir jouer au Théâtre-Français avec les chœurs de l’Opéra. Fouché, à qui il exprimait un jour ce vœu, lui dit que rien ne serait plus facile, qu’il fallait seulement un peu de complaisance. Là-dessus la conversation s’engagea, et Fouché, que le poète d’ailleurs connaissait de longue date, en vint à relever son courage, à aviver son ambition. Le brevet de sénateur et la fortune étaient à la disposition du conventionnel ; il s’agissait de faire une pièce qui se terminât par un couronnement. C’était un caprice de l’empereur qui voulait voir comment le parterre goûterait l’allusion. Chénier se laissa tenter et oublia que, deux ans plus tôt, après l’affaire du tribunat, il avait dit dans un bel Essai sur la Satire qui n’était lui-même qu’une satire :

De scandaleuses voix que hait la liberté
Aux jeux républicains chantent la royauté.

C’est précisément ce qu’il allait faire. Six semaines après, Cyrus put être remis aux comédiens. Mais Chénier était, en ces matières de cour, un apprenti assez gauche ; Fouché l’avait consolé en lui parlant de son indépendance, du rôle libre qu’il pourrait jouer au sénat, d’un talent