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POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

sensées, spirituelles, que nous avons déjà rencontrées çà et là en lui. Seulement, ici la maturité du talent se fait sentir, et le faisceau est encore plus fortement serré par une main faite.

Une haine du pouvoir absolu, intérieure, concentrée, ramassée, comme dirait Bossuet, marquait toutes les pages de cet opuscule. Ces hommages à la liberté, ces emportemens contre tout despotisme, mille intentions contenues, mais frémissantes sous le style, l’exemple de la pensée plus forte que tous les tyrans et que rien ne saurait anéantir, tout cela choqua beaucoup Napoléon. Le titre même du poème, où l’auteur, reprenant avec affectation la particule nobiliaire, avait signé contre son habitude « M. de Chénier, » sembla à l’empereur un sarcasme contre les gentilhommeries qu’il cherchait à rétablir. Deux passages encore l’indignaient : le premier, où il était question du grand Frédéric ménageant son armée ; le second, où éclatait une protestation amère contre les entraves apportées à la publicité :

Nous conservons le droit de parler en secret.

Ce qui fit surtout bondir Napoléon, ce furent ces vers :

Tacite en traits de flamme accuse nos Séjans,
Et son nom prononcé fait pâlir les tyrans.

Or, l’antipathie que Bonaparte affichait contre Tacite était très connue ; son pressant dialogue sur ce sujet avec Suard[1] avait fait grand bruit, et on se rappelait d’ailleurs que, Dureau de Lamalle lui ayant dit qu’il traduisait Tacite, Napoléon avait répondu : « Tant pis ! » Tacite avait du malheur ; c’est lui qu’on poursuivait dans le Tibère de Chénier ; c’est lui encore qui, l’année suivante, allait faire supprimer violemment le Mercure, à cause du célèbre article de M. de Châteaubriand : « Tacite est déjà né dans l’empire, etc. » Les amis de Chénier surent que Napoléon allait le frapper ; M. Daunou intervint et écrivit au ministre de l’intérieur, M. de Champagny, que, dans l’état de fortune où était Chénier, une destitution équivaudrait à un arrêt de mort. On passa outre. Sur un rapport de Fouché, Marie-Joseph fut révoqué de ses fonctions d’inspecteur des études, « dans l’intérêt de la morale. » La morale de Fouché !

L’Épître à Voltaire avait réhabilité Chénier dans l’opinion, et beaucoup augmenté l’estime générale pour son talent. Ses ennemis les plus obstinés, Suard lui-même, trouvaient un progrès étonnant dans

  1. Garat, Mémoires sur Suard, t. II, p. 423.