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REVUE DES DEUX MONDES.

Des refus caressans dont l’attrait est vainqueur,
Et des doux entretiens qui sont maîtres du cœur.

Non, cette poésie touchante de l’ame, cette poésie riche et colorée de l’imagination, Marie-Joseph ne l’a pas ; mais il a d’autres dons qu’il faut reconnaître, qu’il faut admirer. Un vers de lui suffit à le peindre :

Il pare la raison du charme des beaux vers.

Ce style d’un tissu ferme et cependant délicat, ces vers nets, clairs, faciles à retenir, et où la précision s’unit si bien à la justesse ; cette poésie, qui n’a pas les entraînemens du rhythme ni les enchantemens de la mélopée, mais qui enferme et serre le sens sous une mesure forte, sous un mode élégant : tout cela commande l’estime, appelle la sympathie. Marie-Joseph, dans sa charmante pièce de la Raison, dit :

Le goût n’est rien qu’un bon sens délicat,
Et le génie est la raison sublime ;

il donne là le secret de son talent : Chénier est le poète du bon sens. Les cœurs maladifs, à qui il ne faut que des sentimens raffinés, les esprits sur qui la fée jalouse de la fantaisie a jeté un charme, les imaginations rétives à qui la discipline du goût semble intolérable, même chez les autres, pourront nier la légitimité d’un pareil genre. Heureusement, il est des esprits cultivés et justes auprès desquels cette muse de la raison, cette muse de Boileau, de Voltaire et de Chénier, est à jamais sûre de trouver bon accueil. Les poésies posthumes de Marie-Joseph suffiraient à assurer sa gloire. L’admirable élégie de la Promenade, les beaux discours sur l’Erreur et l’Intérêt personnel, ce poème inachevé sur les Arts, dont les fragmens sont tout-à-fait dignes de prendre place à côté de l’Invention d’André, toutes ces pages enfin dérobées au chagrin et arrachées à la maladie sont faites pour défier le temps. Avec l’Épître à Voltaire, avec la Calomnie, avec les spirituelles satires dont le sel n’a pas vieilli, elles assurent à Chénier une belle place entre nos poètes. On pourra former de ses vers un recueil court, mais excellent.

Les poésies de Marie-Joseph auront la destinée qu’a eue Tibère : elles ne perdront rien à attendre. C’est trente-trois ans seulement après la mort de Chénier que cette tragédie, où le poète résuma sa force en un suprême effort, a pu paraître à la scène : les applaudissemens sérieux qui ont accueilli cette belle étude sont légitimes, et la représentation a mis l’œuvre dans toute sa lumière. Tibère est une